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POLYBE, LIV. XXXII.

les plus honteux. On y était livré aux festins, aux spectacles, au luxe, tous désordres qu’on n’avait que trop avidement pris chez les Grecs pendant la guerre contre Persée. La débauche fut portée si loin par les jeunes gens, que plusieurs d’entre eux donnaient jusqu’à un talent pour un jeune garçon. On ne doit pas être surpris que la corruption fût alors à son comble. La Macédoine subjuguée, on crut pouvoir vivre dans une sécurité parfaite, et jouir tranquillement de l’empire de l’univers. Qu’on ajoute à ce repos l’abondance extraordinaire dans laquelle les particuliers et la république se trouvèrent, quand les dépouilles de la Macédoine eurent été apportées à Rome, on cessera d’être étonné de la corruption qui y régnait alors.

Scipion sut se préserver de cette contagion. Toujours en garde contre ses passions, toujours égal à lui-même, jamais il ne se démentit. Aussi, au bout de cinq ans fut-il regardé dans toute la ville comme un modèle de retenue et de sagesse. De là il passa à la générosité, au noble désintéressement, au bel usage des richesses, vertus pour l’acquisition desquelles l’éducation qu’il avait reçue de Paul-Émile son père, jointe à ses dispositions naturelles, lui donnait une merveilleuse facilité. La fortune lui aida aussi à les acquérir par les occasions qu’elle lui présenta de les pratiquer.

La première fut la mort d’Émilie, sa mère par adoption, sœur de Paul-Émile, son père, et femme de son aïeul par adoption, je veux dire de Scipion, surnommé le Grand. Cette dame, qui avait partagé la fortune d’un mari si opulent, avait laissé en mourant à Publius tout l’appareil pompeux avec lequel elle avait coutume de paraître en public, tous les bijoux qui composent la parure des personnes de son rang, une grande quantité de vases d’or et d’argent destinés pour les sacrifices, un train magnifique, des chars, des équipages, un nombre considérable d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, le tout proportionné à l’opulence de la maison où elle était entrée. Elle ne fut pas plutôt morte, que Scipion abandonna toute cette riche succession à sa mère Papiria, qui, ayant été répudiée il y avait déjà quelque temps par Paul-Émile, n’avait pas de quoi soutenir la splendeur de sa naissance, et ne paraissait plus dans les assemblées ni les cérémonies publiques. Quand, dans un sacrifice solennel qui se fit alors, on la vit reparaître avec le même éclat qu’avait paru Émilie, une si magnifique libéralité fit beaucoup d’honneur à Scipion parmi les dames romaines ; elles levèrent les mains au ciel, elles lui souhaitèrent toutes sortes de biens. Cette générosité, en effet, mériterait dans tout pays d’être admirée, mais elle le méritait surtout dans Rome, où on ne se dépouille pas volontiers de son bien. Ce fut par là que Scipion commença à s’acquérir la réputation d’homme généreux et libéral. Et l’on juge bien que cette réputation fut grande, puisque les femmes, qui naturellement ne savent ni se taire, ni se modérer dans ce qui leur plaît, se mêlaient d’être elles-mêmes ses panégyristes.

Scipion ne se fit pas moins admirer dans une autre occasion. En conséquence de la succession qui lui était échue par la mort de sa grand’mère, il était obligé de payer aux deux filles de Scipion, son grand-père adoptif, la moitié de leur dot, qui avait été réglée par leur père et qui montait à cinquante talens. Émilie avait de son vivant payé l’autre moitié aux maris de ses deux filles. Scipion, selon les lois romaines, pouvait satisfaire à cette dette en trois