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POLYBE, LIV. XXXII.

que Scipion donnait de sa grandeur d’âme et de sa tendre amitié pour sa famille. Telles furent les libéralités dont Scipion, dès sa première jeunesse, acheta la réputation de cœur généreux et désintéressé. Quoiqu’elles lui aient coûté au moins soixante talens de son propre fond, on peut dire que ses largesses tiraient un nouveau prix de l’âge où il les faisait, et encore plus des circonstances du temps où il les plaçait, et des manières gracieuses et obligeantes dont il savait les assaisonner.

Pour la réputation de tempérance et de modération, tant s’en faut qu’elle lui ait rien coûté à acquérir, qu’il y a beaucoup gagné ; car, en renonçant à certains plaisirs, il s’est fait une santé forte qu’il a conservée pendant toute sa vie, et qui, par des plaisirs honnêtes et solides, a amplement compensé ceux dont il s’était abstenu.

Il ne lui restait plus à se signaler que par la force et le courage, qualités qu’on estime par-dessus toutes les autres dans presque tout gouvernement, mais surtout à Rome. Il ne s’agissait que de s’y exercer beaucoup. La fortune lui en fournit une belle occasion. La grande passion des rois de Macédoine était la chasse, et ils avaient coutume d’assembler dans de grands parcs des bêtes pour cet exercice. Pendant tout le temps de la guerre, ces parcs étaient gardés avec soin, et Persée n’y chassait pas, occupé d’ailleurs pendant quatre ans à quelque chose de bien plus nécessaire. Ainsi les bêtes s’y étaient multipliées sans nombre. Quand la guerre eut été terminée, Paul-Émile, persuadé qu’il ne pouvait procurer à ses enfans un plus utile et plus noble divertissement que la chasse, donna à Scipion les officiers qui servaient Persée à cet usage, et pleine liberté de chasser tant qu’il lui plairait. Le jeune Romain, se regardant presque comme roi, ne s’occupa de rien autre chose pendant tout le temps que les légions restèrent dans la Macédoine après la bataille. Il profita d’autant plus de la liberté qui lui avait été donnée, qu’il était dans la vigueur de l’âge et porté naturellement à cet exercice. Semblable à un lévrier généreux, son ardeur pour la chasse était infatigable. De retour à Rome, il trouva dans moi une passion pour la chasse qui ne fit qu’augmenter la sienne ; de sorte que tandis que les autres jeunes Romains passaient le temps à plaider, à saluer des juges, à fréquenter le forum, et qu’ils tâchaient de se rendre recommandables par ces sortes d’endroits, Scipion, occupé de la chasse, et y faisant quelque exploit brillant et mémorable, acquérait une gloire supérieure de beaucoup à la leur. Celle que donne le barreau ne vient guère sans faire tort à quelque citoyen : les procès ne se décident pas autrement. La gloire qu’ambitionnait Scipion ne nuisait à personne. Il disputait le premier rang non par des discours, mais par des actions. Il est vrai aussi qu’en peu de temps il surpassa en réputation tous les Romains de son âge. Personne avant lui ne fut plus estimé, quoique pour l’être il eût pris une route différente de celle qui chez les Romains était la plus ordinaire.

Au reste, si je me suis un peu étendu sur les premières années de Scipion, je l’ai fait, premièrement parce que j’ai cru que ce détail serait agréable aux gens avancés en âge et utile à la jeunesse ; et, en second lieu, parce qu’ayant à raconter de lui des choses qui pourront paraître incroyables, il était bon que je disposasse mes lecteurs à les croire. Peut-être que, sans cette précaution, ignorant les raisons de certains faits qui lui sont propres, ils en feraient