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Page:Locke - Essai sur l’entendement humain.djvu/337

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Des Idées claires & obſcures,

que celui qui ſe figure une telle choſe, peut avoir une idée claire de la Durée. Il peut avoir, outre cela, une idée fort évidente d’une très-grande étenduë de durée, comme auſſi de la comparaiſon de cette grande étenduë avec une autre encore plus grande. Mais comme il ne lui eſt pas poſſible de renfermer tout à la fois dans ſon idée de la Durée, quelque vaſte qu’elle ſoit, toute l’étenduë d’une durée qu’il ſuppoſe ſans bornes, cette partie de ſon idée qui eſt toûjours au delà de cette vaſte étenduë de durée, & qu’il ſe repréſente en lui-même dans ſon Eſprit, eſt fort obſcure & fort indéterminée. De là vient que dans les diſputes & les raiſonnemens qui regardent l’Eternité, ou quelque autre Infini, nous ſommes ſujets à nous embarraſſer nous-mêmes dans de manifeſtes abſurditez.

§. 16.Autre Exemple, dans la diviſibilité de la Matiére. Dans la Matiére nous n’avons guere d’idée claire de la petiteſſe de ſes parties au delà de la plus petite qui puiſſe frapper quelqu’un de nos Sens ; & c’eſt pour cela que lorſque nous parlons de la Diviſibilité de la Matiére à l’infini, quoi que nous ayions des idées claires de diviſion & de diviſibilité, auſſi bien que de parties détachées d’un Tout par voye de diviſion, nous n’avons pourtant que des idées fort obſcures & fort confuſes des corpuſcules qui peuvent être ainſi diviſez, après que par des diviſions précedentes ils ont été une fois réduits à une petiteſſe qui va beaucoup au delà de la perception de nos Sens. Ainſi, tout ce dont nous avons des idées claires & diſtinctes, c’eſt de ce qu’eſt la diviſion en général ou par abſtraction, & le rapport de Tout & de Partie. Mais pour ce qui eſt de la groſſeur du Corps entant qu’il peut être ainſi diviſé à l’infini après certaines progreſſions ; c’eſt dequoi je penſe que nous n’avons point d’idée claire & diſtincte. Car je demande ſi un homme prend le plus petit Atome de pouſſiere qu’il ait jamais vû, aura-t-il quelque idée diſtincte (j’excepte toûjours le nombre, qui ne concerne point l’Entenduë) entre la 100,000me & la 1,000,000me particule de cet Atome ? Et s’il croit pouvoir ſubtiliſer ſes idées juſqu’à ce point, ſans perdre ces deux particules de vûë ; qu’il ajoûte dix chiffres à chacun de ces nombres. La ſuppoſition d’un tel dégré de petiteſſe ne doit pas paroître déraiſonnable, puiſque par une telle diviſion, cet Atome ne ſe trouve pas plus près de la fin d’une Diviſion infinie que par une diviſion en deux parties. Pour moi, j’avouë ingenument que je n’ai aucune idée claire & diſtincte de la différente groſſeur ou étenduë de ces petits Corps, puiſque je n’en ai même qu’une fort obſcure de chacun d’eux pris à part & conſideré en lui-même. Ainſi, je croi que, lorſque nous parlons de la Diviſion de Corps à l’infini, l’idée que nous avons de leur groſſeur diſtincte, qui eſt le ſujet & le fondement de la diviſion, ſe confond après une petite progreſſion, & ſe perd preſque entierement dans une profonde obſcurité. Car une telle idée qui n’eſt deſtinée qu’à nous repréſenter la groſſeur, doit être bien obſcure & bien confuſe, puiſque nous ne ſaurions la diſtinguer d’avec l’idée d’un Corps dix fois auſſi grand, que par le moyen du nombre ; en ſorte que tout ce que nous pouvons dire, c’eſt que nous avons des idées claires & diſtinctes d’Un & de Dix, mais nullement de deux pareilles Entenduës. Il s’enſuit clairement de là, que lorſque nous parlons de l’infinie diviſibilité du Corps ou de l’Etenduë, nos idées