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L'ILLUSTRATION

postaux, à Skagway et à Dyea. Puis une quatrième, la semaine suivante. Elles étaient toutes aussi enthousiastes, aussi amicales. Corry revenait juste de Myrdon Avenue ; Corry était juste sur le point de se rendre à Myrdon Avenue ; ou Corry était à Myrdon Avenue. Et il disait ses rencontres à San-Francisco, omettant toutefois de parler du voyage à Detroit, pays de sa famille.

Lawrence Pentfield se prit à penser que son associé demeurait tout de même bien longtemps en compagnie de Mabel Holmes, pour un homme qui allait revoir ses parents dans l’Est ! Il se surprit même à éprouver — à de rares instants — quelque inquiétude… mais, bah ! ne connaissait-il pas à fond Mabel et Corry ? Les lettres de Mabel, de leur côté, ne tarissaient pas d’éloges sur Hutchinson, si aimable, si prévenant. Mais elle émettait quelques craintes pudiques, à son tour, sur les difficultés et tout l’imprévu de ce raid en traîneau, sur la glace, ainsi qu’au sujet de leur rapide mariage à Dawson. Là-dessus, Pentfield répondait en toute bonne humeur, riant de ses alarmes et l’assurant tout au moins d’une absolue sécurité, grâce à Corry, un second lui-même.

Malgré tout, ce long et morne hiver du Klondike, qu’avaient précédé pour lui deux autres hivers semblables, commençait à peser sur son âme. La surveillance du champ de placer, avec ses trous noirs et ses amas de neige, et la poursuite du filon capricieux n’arrivaient plus à chasser sa mélancolie. Vers les premiers jours de février, Lawrence fit quelques voyages à Dawson, cherchant à s’étourdir autour des tables de roulette et de faro. Parce qu’il pouvait perdre, il gagnait, et la « veine de Pentfield » devint bientôt une chose proverbiale dans le clan des joueurs hirsutes et fatalistes. La chance resta avec lui jusqu’au milieu du mois. Combien de temps lui aurait-elle souri de façon aussi constante ? On ne peut là-dessus que conjecturer, car, après un très gros gain, certain soir, il s’abstint à jamais de jouer.

La chose eut pour théâtre l’Opera-House. Pendant une heure d’horloge, il sembla que Pentfield ne pouvait placer son sac d’or sur une carte sans rafler immédiatement tout le tableau. Vers la fin d’un coup, alors que le croupier-propriétaire, Nick Inwood, le servait d’un air détaché, celui-ci dit tout à coup, dans le silence :

— À propos, Pentfield, j’ai vu dans les journaux, arrivés ce matin, que votre partenaire, Hutchinson, ne s’ennuie pas du tout, de l’autre côté.

— Je ne suis guère en peine de Corry, repartit Pentfield. Il a bien raison de s’amuser s’il le peut. D’autant mieux qu’il l’a bien gagné !

— Tous les goûts sont dans la nature, remarqua Inwood ; seulement, entre s’amuser et prendre femme, ajouta-t-il en ricanant, il y a une différence !…

— Quoi ? Corry est marié ? s’exclama Lawrence, un peu étourdi de l’information.

— Parfaitement, dit Inwood. Je viens de voir ça tout à l’heure dans un journal de San-Francisco.

— Ah bah ! prononça Pentfield, avec une indifférence affectée. Et quelle est l’heureuse miss, — ou mistress… ?

Nick Inwood sortit de sa poche un journal bariolé, l’étala sur la table et se mit à en tourner les pages, une à une.

— Attendez… Je n’ai pas une mémoire spécialement remarquable en ce qui concerne les noms propres… mais il me semble que c’est quelque chose comme Mabel… Mabel… Voici : Miss Mabel Holmes, fille du juge Holmes, de la rue chose… etc., etc. Tenez, mon vieux, voyez vous-même.

Lawrence ne prit pas le journal ; il n’eut pas un frémissement dans les muscles du visage, pas un battement de paupière. Une petite douleur immédiate, cependant, lui vint de ce que ce nom, jusqu’alors chéri de lui seul, ait pu être prononcé à haute voix dans un tel bouge. Il regarda calmement les joueurs, puis Inwood, dans l’espérance de découvrir sur leurs faces rudes le signe d’une possible mystification.