Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 1.djvu/34

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mélange des genres et l’indépendance des unités. Comment expliquer cette singulière coïncidence ? Comment ces deux poëtes, séparés par tant de causes, d’un génie si divers, et inconnus l’un à l’autre, se sont-ils trouvés d’accord sur la théorie de l’art ?

On a pensé, on a dit que les deux nations étaient barbares, et que nos poëtes se ressentaient de la barbarie de leur pays et de leur temps. L’histoire repousse cette explication. En Angleterre le siècle de Shakspeare est en même temps le siècle d’Élisabeth et de Bacon, c’est-à-dire de la science politique et de la philosophie. Et d’ailleurs, Shakspeare, en qui l’on voit tant de grâce et de délicatesse avec une si profonde connaissance des hommes et des choses, Shakspeare seul ne prouverait-il pas une haute culture d’esprit, une civilisation très-avancée ? — En Espagne, le siècle où naquit Lope est, sans contredit, l’époque la plus glorieuse de la nation, celle où elle a possédé le plus d’influence et de grandeur. Elle domine le continent d’Europe, et règne sur l’Amérique. Jamais peut-être on n’avait vu une semblable puissance. Au dedans, des mœurs pleines d’élégance et de noblesse ; les vieillards honorés, respectés ; les femmes entourées d’ardents hommages et d’un dévouement chevaleresque. On trouve, il est vrai, chez ce peuple, en matière de religion, d’étroits préjugés, une intolérance farouche ; mais les mêmes préjugés, la même intolérance, tout au moins, existent aussi un siècle plus tard en France, sous Louis XIV. Comparez, par exemple, l’expulsion des Morisques et la révocation de l’édit de Nantes, et vous demeurerez convaincu que celle-ci, plus inique dans son principe, fut dans les mesures employées plus cruelle[1]. Et cela empêche-t-il la France d’alors d’être une admirable nation, et très-civilisée ? Au point de vue littéraire, le génie espagnol, en se maintenant original, se perfectionnait par l’étude des modèles de l’antiquité et de l’Italie ; chaque jour se révélaient des poëtes du plus rare talent, et le peuple charmé appelait cette brillante époque son siècle d’or. Enfin, quant à Lope, outre les connaissances

  1. Philippe II avait affaire à des hommes qui descendaient d’une race ennemie, qui parlaient une autre langue, etc., etc. — Philippe II n’osa pas ordonner que les enfants des Morisques fussent enlevés à leurs parents et élevés dans une religion différente.