Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/171

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Joseph.

Dieu me soit en aide !

Nicèle.

Tu devrais te réjouir, trop heureux esclave, puisque pour toi, pour ta beauté, je trahis un homme généreux. Ces armes dont l’éclat rivalise avec l’éclat du soleil ; les plumes qui ombragent son casque brillant ; tous ces ornements, toute cette grandeur, toute cette gloire, je laisse tout pour toi. — Aime-moi, et tu trouveras dans cet amour mille avantages non imaginés. Aujourd’hui tu ne commandes qu’aux serviteurs ; alors tu commanderas aux maîtres ; alors toi-même tu seras le véritable maître, et moi je ne serai que ton esclave. Je suis à présent la vie et l’âme de ton maître ; toi tu seras ma vie et mon âme, tu seras le maître et le seigneur de ta maîtresse[1]. Que t’avais-je fait, Joseph, pour que tu vinsses ici troubler mon existence ? Pourquoi as-tu jeté sur moi un regard ? Moi, peut-être, je n’eusse point fait attention à toi… Je suis hors de moi… Rends-moi à moi-même… Tu m’as dérobé mon cœur et tu me donnes la mort… Tuer après avoir dérobé, c’est trop d’audace, et tu mérites un châtiment. — Vous autres Hébreux, vous devez posséder des sortiléges inconnus, car d’un seul regard vous inspirez d’étranges désirs. Mais pourquoi avoir usé de charmes avec moi, puisque tu ne voulais pas m’aimer ? Pourquoi m’inspirer de l’amour, puisque tu ne voulais pas en ressentir ? N’est-ce point là le plus affreux des crimes ?

Joseph.

Au nom du ciel, arrête ; car il me semble que j’offense ton honneur par cela seul que j’écoute tes discours. — Madame, il y a deux choses qui s’interposent entre nous, qui me défendent contre toi, et qui te défendent toi-même contre ta folle passion. — La première, c’est le respect que je dois au Dieu en qui je crois, lequel est tout-puissant, et à qui je ne veux point faire cet outrage. La seconde, c’est le respect que je dois à ton époux et à ton honneur. Alors qu’il m’a confié sa maison, ses biens, en un mot tout ce qui lui est cher, comment pourrais-je, moi qui lui ai tant d’obligations, me rendre coupable envers lui d’une telle offense ?… Laisse là, je te prie, cette folle pensée… Et pour te guérir, cesse de me regarder avec ces yeux d’amour qui agrandissent les objets et leur prêtent une perfection imaginaire. — Regarde plutôt mon seigneur, qui s’apprête à entrer, beau, noble et brillant, couvert d’une armure éclatante, et s’avançant d’un air martial. Compare à cela ma bassesse, — la bassesse d’un humble et pauvre esclave… J’achève en te disant que plutôt que d’oublier mon devoir envers lui, je souffrirais mille morts.

Il va pour sortir.
  1. Nous demandons pardon pour cette équivoque, mais il nous était impossible de l’éviter.