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AIMER SANS SAVOIR QUI

(AMAR SIN SABER Á QUIEN.)


NOTICE.


Voici l’une des pièces de Lope les plus ingénieuses, l’une de celles qui montrent le mieux la puissance et la souplesse de cet esprit créateur.

Dans cette comédie, Lope, comme il lui arrive souvent, ne s’est pas appliqué avec beaucoup de soin à la peinture des caractères. Il faut observer cependant que don Juan, le héros de la pièce, est posé tout d’abord par le poëte de manière à nous faire admettre aisément une passion aussi romanesque : le cavalier qui se dévoue avec une générosité admirable à un homme qu’il ne connaît pas, peut bien aimer sans la connaître une femme qui témoigne à son malheur une sympathie généreuse.

Léonarda est aussi posée dès la première scène où elle paraît, de telle façon qu’on n’est nullement étonné quand elle s’aventure dans une liaison en dehors des communs usages ; et si vous y regardez avec attention, vous verrez dans le développement de son amour une analyse psychologique qui ne manque ni de vérité ni de finesse. D’abord c’est un pur badinage. Puis la coquetterie s’en mêle. Puis la reconnaissance et l’estime. — Enfin on s’aperçoit plus tard qu’elle a lu les lettres adressées à don Juan par une autre femme, — ce qui, sans doute, n’a pas peu contribué à exalter encore son imagination.

Le valet Citron n’a pas ici le rôle actif que jouent souvent ses confrères dans les comédies de Lope. Après tout, à quoi pourraient servir ses intrigues ? Le maître que le poëte lui a donné n’en a pas besoin. Il a donc été placé ici seulement comme contraste ; il est destiné à amuser le public, et avec ses imaginations merveilleuses et ses plaisanteries aigres-douces, il s’en acquitte on ne peut mieux.

Aimer sans savoir qui, me semble fort bien composé, et l’on y trouve un bon nombre de situations dramatiques. Dans la première journée, la scène où don Juan confronté avec don Fernand le meurtrier de don Pèdre, déclare ne pas le reconnaître ; dans la seconde, la scène qui se passe sous les fenêtres de Léonarda et celle qui termine ; dans la troisième la scène où don Juan prie Léonarda d’accorder sa main à don Louis, et celle où don Louis reproche à don Juan d’avoir manqué aux devoirs de l’amitié, sont, à divers titres, fort remarquables.

Parmi les beaux détails qui abondent dans cette pièce, il en est un surtout qui nous a ravi. C’est le moment où don Juan, qui n’a pas encore vu le visage de Léonarda qu’il aime, ayant obtenu d’elle qu’elle soulève son voile, arrête sa main en lui demandant de le laisser se préparer à ce bonheur, et se livre à un transport plein d’enthousiasme. Il était impossible de rien imaginer qui peignît mieux une passion toute poétique et toute idéale.

Corneille a imité Amar sin saber á quien, et en a fait La suite du Menteur. Quand on vient de lire la pièce originale, on s’explique difficilement le point de vue où s’est placé le grand poëte, et l’on se demande par quel motif il a pu se décider à nous représenter comme un menteur, un homme dont toute la conduite est empreinte d’une loyauté chevaleresque. Ne serait-