Page:Lope de Vega - Théâtre traduction Damas-Hinard tome 2.djvu/98

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de la Manche, faisant la guerre aux villes de l’Ordre, leur imposant des contributions, afin que, distrait par le soin de les défendre, Giron ne pût porter secours au roi de Portugal.

 » Dans ces circonstances, don Fernand Gomez de Gusman, commandeur mayor de l’Ordre[1], qui résidait à Fontovéjune, fit tant et de si grands outrages aux habitants de ce lieu, que, poussés à bout, ils se déterminèrent à se révolter. Une nuit du mois d’avril 1476, les magistrats et le peuple réunis ayant pris pour cri de guerre Fontovéjune ! entrèrent à main armée dans la maison de la commanderie. Ils mêlaient au cri de Fontovéjune ! ceux de vivent Ferdinand et Isabelle ! meurent les traîtres et les mauvais chrétiens ! Le commandeur s’enferma avec les siens dans la chambre la plus forte, et s’y défendit pendant deux heures, ne cessant toutefois de demander au peuple le motif de ce soulèvement, et offrant de se justifier et de dédommager ceux à qui il aurait fait tort. On ne l’écouta point. Les habitants ayant enfin pénétré dans la chambre, tuèrent quatorze hommes qui étaient avec le commandeur et le défendaient. Lui-même il reçut tant de blessures qu’il tomba sans connaissance. Il n’avait pas encore rendu son âme à Dieu, qu’on le prit en poussant des cris de joie, et qu’on le précipita par une fenêtre dans la rue où se trouvaient des gens tenant des piques et des épées hautes pour recevoir son corps. On lui arracha la barbe et les cheveux, on lui cassa les dents à coups de pommeaux d’épées en l’accablant d’injures…

 » Les femmes de la ville vinrent avec des tambours et des instruments pour se réjouir de sa mort ; elles avaient fait une bannière pour cette fête ; l’une d’elles était capitaine, une autre porte-enseigne. Les enfants imitèrent leurs mères. Enfin, toute la population s’étant réunie, le corps fut porté sur la place, mis en lambeaux, et traité avec toutes sortes d’indignités. Il ne fut pas permis à ses domestiques de l’enterrer. Sa maison fut livrée au pillage.

 » Un juge vint par ordre de Ferdinand et d’Isabelle pour faire une information et punir les coupables ; mais quoiqu’il appliquât à la torture un grand nombre des habitants de l’endroit, il ne put parvenir à connaître ni les chefs du mouvement ni ceux qui y avaient pris part. Qui a tué le commandeur ? demandait le juge ; Fontovéjune, répondaient-ils. Et l’on ne put leur arracher d’autre déclaration, parce que tous s’étaient juré de mourir dans les tourments plutôt que de dire autre chose. Ce qu’il y eut de plus étonnant, c’est que des femmes et des enfants mis à la question montrèrent la même constance que les hommes. Le juge revint rendre compte aux deux rois et prendre leurs ordres ; et leurs altesses, informées que la tyrannie du commandeur avait été la cause de sa mort, ordonnèrent que l’affaire en restât là.

 » Ce chevalier avait fort maltraité ses vassaux. Il tenait dans la ville beaucoup de gens de guerre pour soutenir le parti du roi de Portugal. Non-seulement ils consommaient pour leur subsistance les biens des habitants, mais encore le commandeur souffrait que ces troupes indisciplinées leur fissent mille outrages. Lui-même, d’ailleurs, avait offensé et déshonoré beaucoup de particuliers, enlevant leurs femmes et leurs filles, et les dépouillant de leur argent et de leurs biens[2]. »

Ce récit, comme histoire, est certes fort curieux ; mais pour en composer

  1. Voyez page 91, note 2.
  2. Voyez la Chronique de l’Ordre de Calatrava, par Fr. Francisco de Rades et Andrade, ch. xxxviii.