Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/45

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
El Arab

Cependant, si Carthage n’était plus qu’un désert, la nature se chargeait, à certaines époques de l’année, et fort étrangement, de lui rendre tout le tragique de son histoire. Alors sortaient du sol, en un seul jour, des champs entiers, des fleuves, des torrents de coquelicots. Et la colline, farcie de capitales englouties, avait l’air de suer le sang jusque dans la mer.

Une autre particularité : l’esprit de haine qui, jadis, bouleversa cette terre de drame, s’y maintenait sous des formes pour le moins imprévues. Ce n’est qu’à Carthage que j’ai vu se battre des poules, et bien plus furieusement que leurs coqs. De deux ânes qui se détestaient sans qu’on pût deviner pourquoi puisqu’ils n’appartenaient pas au même maître et logeaient fort loin l’un de l’autre, il ne resta plus qu’un seul, la nuit où le premier brisa tout pour sortir de son écurie et venir tuer le second dans la sienne. Enfin, de la fenêtre de l’hôtel, j’entendis et vis un soir, sous la lune, la provocation en duel du consul d’Espagne au consul d’Autriche, vieux messieurs inoffensifs qui, du reste, s’injuriaient en français avec l’accent belge. Et que dire du chef de gare et de la marchande de tabac, sa voisine, deux des rares habitants de la vallée, ne parlant tout le long du jour que de s’entr’assassiner ?

Mais là ne sont pas mes plus curieux souvenirs de Carthage. Car c’est lorsque nous y vivions que j’eus la joie (qui dure encore à travers le temps et la mort), de connaître ce personnage exceptionnel : la princesse Nazli.

Nazli Effendi, altesse turque, tante du khédive d’Egypte, était Circassienne de naissance, et, comme elle le rappelait souvent, fille d’un sultan et d’une esclave. Elle m’aura, plus que toute autre figure orientale, laissé voir encore et comprendre un peu ce que fut un certain Islam, celui qu’on ne reverra jamais plus. C’était une Vieille dame d’abord surprenante avec ses cheveux teints non pas aux couleurs du henné mais à celles de la rose la plus rose, et qu’elle entourait toujours