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ALCYON OU LA MÉTAMORPHOSE

espèce peuvent se faire ou non ? Tu as vu, Chéréphon, quelle tempête s’est élevée, il y a trois jours ; tu frémis encore au souvenir des éclairs, du tonnerre, de la fureur des vents : on eût dit que la terre entière allait s’abîmer.

[4] Peu de temps après, il succéda un calme étonnant et qui dure encore. Eh bien ! lequel des deux crois-tu le plus grand et le plus difficile, ou de rendre au ciel un aspect calme et brillant après un ouragan et un trouble effroyable, et de ramener partout la sérénité, ou bien de changer la forme d’une femme en celle d’un oiseau ? N’est-ce pas ainsi que chez nous les enfants prennent de la cire ou de l’argile, la pétrissent, et donnent successivement à la même masse mille diverses figures ? La divinité, dont le pouvoir immense ne saurait se comparer à nos forces, a donc facilement à sa portée et comme sous la main des moyens semblables. Maintenant, de combien tout le ciel te paraît-il plus grand que toi ? pourrais-tu le dire ?

[5] Chéréphon. Quel homme, Socrate, peut comprendre ces sortes de problèmes et les exprimer ? Les paroles n’y peuvent atteindre.

Socrate. Comparons les hommes entre eux. N’existe-t-il pas une extrême différence entre la force des uns et la faiblesse des autres ? Mettons en regard des hommes à la fleur de l’âge et des enfants nouveau-nés, de cinq ou de dix jours ; quelle différence de force dans l’accomplissement de tous les actes de la vie, qui exigent une si grande adresse des mains, une telle souplesse du corps et de l’âme ! Ces mouvements ne sauraient venir à la pensée d’enfants aussi jeunes que ceux dont j’ai parlé.

[6] Et telle est l’étendue de la vigueur d’un seul homme fait, qu’on ne saurait la mesurer avec celle de ces petits êtres : dix mille d’entre eux seraient aisément vaincus par ce seul homme : un âge, en effet, dénué de tout secours, privé de toute ressource, est le premier partage des hommes d’après la loi de la nature. Si donc l’homme nous paraît tellement différer de son semblable, quelle idée aurons-nous de la différence qui peut exister entre le ciel tout entier et nos forces, aux yeux de ceux à qui il est permis de considérer ces objets ? Sans doute, on croira facilement qu’autant l’univers l’emporte par sa grandeur sur la taille de Socrate ou de Chéréphon, autant sa puissance, sa sagesse, son intelligence doivent, par analogie, être au-dessus de nos facultés.

[7] C’est ainsi qu’à toi, à moi, et à bien des gens qui nous ressemblent, bon nombre de choses paraissent impossibles qui sont faciles à d’autres. Jouer de la flûte quand on ne le sait pas,