Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/281

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

auquel rien ne manque de ce qui fait l'élégance et la solidité, et que l'autre achète un coursier de Médie, un centauride, ou un cheval marqué du coppa, chacun des deux ne sera-t-il pas bientôt convaincu de ne pas savoir diriger l'un le cheval, l'autre le navire ? Tu en conviens, n'est-ce pas ? Eh bien ! crois-moi, conviens encore de ceci. Quand un homme ignorant comme toi achète un grand nombre de livres, il provoque lui-même les brocards contre son ignorance. Pourquoi hésites-tu à dire oui ? La preuve en est, je crois, assez évidente, et tous ceux qui te voient répètent à l'envi le proverbe si connu : " Qu'y a-t-il de commun entre un chien et un bain ? "

[6] Il n'y a pas longtemps qu'il existait en Asie un homme riche, qui avait eu les deux pieds coupés par un funeste accident : ils avaient été, je pense, gelés dans un voyage où cet homme s'était trouvé dans la nécessité de traverser des neiges. Sa condition était déplorable. Pour remédier à son infortune, il s'était fait faire des pieds de bois, qu'il s'ajoutait et à l'aide desquels il marchait, appuyé sur ses esclaves. Cet homme avait une singulière manie : c'était d'acheter continuellement des chaussures neuves et magnifiques ; il y mettait la plus grande recherche, et voulait toujours voir parés de brodequins élégants les morceaux de bois qu'il appelait ses pieds ! N'est-ce pas là ce que tu fais ? N'as-tu pas l'esprit boiteux et dur comme du figuier, quand tu achètes des cothurnes d'or, avec lesquels l'homme le plus leste aurait peine à marcher ?

[7] Tu as sans doute parmi tes livres plusieurs exemplaires d'Homère ? Tu l'as acheté plus d'une fois ? Eh bien, sais-toi lire la seconde rhapsodie de l'Iliade ; et, sans examiner le reste, qui ne te regarde pas, vois-y le portrait d'un personnage ridicule, orateur impertinent, à la taille contournée, au corps mutilé. C'est Thersite. Supposons qu'avec cet air il prenne la panoplie d'Achille, crois-tu que cela seul lui fit acquérir en un instant et vigueur et beauté ? Franchirait-il le Scamandre ? en rougirait-il les eaux du sang des Phrygiens ? Tuerait-il Hector, et, avant lui, Lycaon et Astéropée ? Non ; il pourrait à peine porter sur ses épaules la lance de frêne,