Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon premier amour ; si je n’avais pris en dégoût le lit nuptial et les torches de l’hymen, peut-être aurais-je succombé à cette seule faiblesse. (4, 20) Anna, te l’avouerai-je ? après les destins malheureux de mon époux Sichée, et depuis qu’immolé par la main d’un frère il a arrosé nos pénates de son sang, cet étranger seul a fléchi ma vertu et ébranlé mon âme chancelante : je reconnais la trace de mes anciens feux. Mais que la terre s’entr’ouvre sous mes pas, que le père tout-puissant des dieux, lançant sa foudre, me précipite dans le séjour des ombres, des pâles ombres de l’Érèbe et dans sa nuit profonde, avant que je te profane, ô Pudeur, ou que je viole tes saintes lois ! Le premier à qui je fus unie a emporté mes amours dans la tombe ; qu’elles y restent avec lui et qu’il les conserve à jamais ! » (4, 30) Elle dit, et des torrents de larmes inondèrent son sein.

Anna lui répondit : « Ma sœur, toi qui m’es plus chère que la lumière du jour, seras-tu la seule à te consumer dans les ennuis d’une jeunesse éternelle ? Veux-tu ne jamais connaître ni la douceur d’être mère ni les faveurs de Vénus ? Crois-tu qu’une froide cendre et des mânes ensevelis soient touchés de cette constance ? Je veux que jusqu’à présent aucun de ceux qui ont brigué ta main n’ait pu fléchir ton triste cœur ; tu as dédaigné en Libye Iarbas, déjà repoussé à Tyr, et tant d’autres chefs illustres que nourrit l’Afrique, cette terre féconde en trophées : vas-tu combattre encore un amour qui te plaît ? Et ne regardes-tu pas dans quelle contrée tu es venue t’établir ? (4, 40) Ici les Gétules, peuples indomptables à la guerre, et les Numides aux coursiers sans frein t’environnent, et tu es bornée par les Syrtes inaccessibles ; là s’étendent des déserts que la soif dévore, et les Barcéens qui répandent au loin leurs fureurs. Te dirai-je les guerres qui s’élèvent dans Tyr contre toi, et les menaces de ton frère ? Oui, c’est sous les auspices des dieux et par la faveur de Junon que les vents ont poussé sur ces rivages les vaisseaux d’Ilion. Quelle ville, ô ma sœur, tu verras s’élever, quel empire s’accroître par cet hymen ! Soutenue des armes troyennes, à quel degré de splendeur ne va pas monter la fortune de Carthage ! (4, 50) Toi seulement implore la bonté des dieux ; apaise-les par des sacrifices ; livre-toi aux soins de l’hospitalité ; et de jour en jour inventant des prétextes, retiens tes hôtes tandis que la tempête et le pluvieux Orion se déchaînent sur les mers, que leurs vaisseaux sont fracassés, et que le ciel est intraitable. » Par ce discours elle enflamma ce cœur déjà brûlant d’amour, rendit l’espérance à cette âme encore tremblante, et la délia de la pudeur.

Elles vont donc l’une et l’autre dans les temples des dieux, et implorent leur bonté au pied des autels : elles immolent, suivant l’usage, des brebis choisies à Cérès législatrice, à Apollon et à Bacchus, à Junon surtout, qui préside aux nœuds de l’hyménée. (4, 60) Tenant une coupe à la main, la belle Didon elle-même la répand entre les deux cornes d’une génisse blanche, ou, à la face des dieux, elle marche à grands pas autour des gras autels, renouvelle chaque jour ses offrandes, et, penchée sur les flancs ouverts des victimes, elle interroge d’un œil avide leurs fibres palpitantes. Ô vaine science des devins !