Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/298

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libations, peux-tu voir et souffrir mon injure ? Est-ce donc en vain, ô mon père, que nous frissonnons d’horreur, lorsque tu lances ta foudre ? Est-ce en vain que ces feux cachés dans la nue (4, 210) épouvantent les cœurs des mortels ? et ton tonnerre n’a-t-il que de vains murmures ? Une femme, une étrangère, errante sur les frontières de mon empire, y bâtit à prix d’or une petite ville, et vient pour défricher ce rivage aride ; je lui donne et lui mesure la terre qu’elle possède : et c’est elle qui rejette ma main, elle qui reçoit Énée dans son royaume et l’en fait maître ! Et maintenant ce Pâris, avec son cortège de femmes, avec sa mitre lydienne et sa chevelure tout humide de parfums, jouit, en ravisseur qu’il est, de sa conquête. Et moi, qui charge tes temples de mes offrandes, je n’ai donc plus qu’une vaine idée de ta puissance. » Ainsi priait Iarbas, et il tenait les autels embrassés : (4, 220) le dieu tout-puissant l’entendit, et, tournant ses regards vers les murs de Carthage, il voit ces deux amants qui y languissent dans l’oubli d’une meilleure renommée. Aussitôt il parle à Mercure, et lui dit : « Va, cours, mon fils, appelle les zéphyrs, et, les ailes déployées, vole vers la terre. Le chef des Troyens se laisse retenir dans la ville tyrienne, et ne songe plus à l’empire que lui assurent les destins : aborde-le, et porte-lui mes ordres à travers les airs rapides. Dis-lui qu’il n’est pas le héros que nous avait promis la belle Vénus sa mère, et que ce n’est pas pour d’aussi tristes destins qu’elle l’a deux fois préservé du fer des Grecs. (4, 229) Digne rejeton du sang de Teucer, il devait être cet illustre mortel qui gouvernerait un jour l’Italie chargée de tant d’empires et toute frémissante de guerre, et qui rangerait l’univers entier sous ses lois. Si des destinées si hautes n’enflamment pas son cœur, et s’il ne soutient pas lui-même ce laborieux ouvrage de sa grandeur, pourquoi, père injuste, envierait-il à son fils Ascagne la gloire d’élever les remparts de Rome ? Que prétend-il ? Quelles espérances le retiennent au milieu d’une nation ennemie ? Et ne regarde-t-il plus dans l’avenir sa postérité ausonienne et les champs de Lavinium ? Qu’il s’embarque, je le veux ; va le lui annoncer. »

Il dit, et Mercure se prépare à obéir aux ordres du père tout-puissant des dieux : il attache à ses pieds ses brodequins (4, 240) d’or, dont les ailes le soutiennent au haut des airs, et le portent, rapide comme les vents, au-dessus de la terre et des mers. Il prend sa baguette puissante ; avec elle tantôt il évoque les pâles ombres de l’Orcus, tantôt il envoie vers le sombre Tartare les âmes des mortels ; avec elle il donne et ôte le sommeil, et ouvre les yeux que la mort a fermés : c’est elle qui l’aide à pousser les vents, à traverser les nuées orageuses. Il vole, et déjà il découvre la cime et les flancs sourcilleux de l’Atlas, du dur Atlas qui soutient le fardeau des cieux, et dont la tête, environnée de nuages noirs et couronnée de pins est incessamment battue des vents et des orages. (4, 250) Les épaules du vieillard sont couvertes de neiges amoncelées ; de son menton se précipitent des fleuves, et sa barbe, roidie par les frimas, est toute hérissée de glaçons. Là le dieu, se balançant sur ses ailes immobiles, s’arrête, et d’un