Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/312

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devant elle l’immense Centaure ; tantôt se serrant de front, les deux galères vont, et de leurs longues carènes sillonnent les ondes salées. Déjà les quatre navires voguaient à la hauteur du rocher et atteignaient la borne, (5, 160) quand Gyas, le premier sur les flots et déjà vainqueur, crie à son pilote Ménètes : « Pourquoi ce détour à droite ? gouverne de ce côté-ci ; côtoie ce bord, et laisse la rame raser les rochers à gauche : que les autres tiennent la haute mer. » Il dit ; mais Ménètes, craignant les rochers sous l’eau, détourne sa proue, et gagne au large. « Qu’as-tu donc à t’écarter, Ménètes ? encore un coup, rapproche-toi des rochers, » lui criait Gyas en le rappelant. Et soudain il voit Cloanthe qui le presse par derrière, et qui déjà le gagne. Cloanthe saisit l’espace qui était entre la galère de Gyas et les rochers retentissants, (5, 170) glisse à gauche, la passe, double la borne, et vogue librement en pleine mer. Alors le jeune homme, qui perdait la victoire, sentit s’allumer dans son cœur une ardente colère ; des larmes coulèrent sur ses joues ; s’oubliant lui-même, et son honneur et le salut des siens, il précipite l’indocile Ménètes du haut de la poupe dans les flots. En même temps il court au gouvernail, et, pilote à son tour, il encourage les siens, et tourne le timon du côté du rivage. Mais le vieux pilote, sortant enfin du fond des eaux, gagne, tout ruisselant et appesanti par ses vêtements humides, (5, 180) le haut du rocher, et s’assied sur sa cime aride. Les Trovens avaient ri de le voir et tomber et nager ; ils rient en le voyant rejeter de sa poitrine les flots amers.

Cependant les deux derniers, Mnesthée et Sergeste, s’enflamment à l’espérance de vaincre Gyas, un moment retardé. Sergeste s’approche du but, et devance Mnesthée ; mais il ne le passe qu’à demi de la galère, et la proue de la Baleine serre toujours les flancs du Centaure. Mnesthée parcourant à grands pas les bancs de ses rameurs, les échauffait de sa voix : « Allons, allons, et courbez-vous sur vos rames, (5, 190) compagnons du grand Hector, vous qu’en ce jour qui fut le dernier de Troie, j’ai choisis pour les miens ! Voici, voici l’instant de déployer ces forces et ce courage qui vous sauvèrent des syrtes de Gétulie, des fureurs de la mer Ionienne, et des courants entraînants de Malée. Je n’aspire pas au premier rang ; non, Mnesthée ne prétend pas à la victoire. Si pourtant… Mais, ô Neptune, fais triompher celui qu’il te plaira ! Ah ! du moins ayons honte d’arriver les derniers ; compagnons, que ce soit là notre victoire ; défendons-nous du déshonneur. » Il dit, et d’un immense effort ils pèsent ensemble sur leurs rames ; l’airain du navire tremble sous les vastes coups de l’aviron, l’onde sillonnée s’enfuit : les rameurs, la bouche desséchée, halètent ; un souffle entrecoupé bat leurs flancs, et des flots de sueur en ruissellent. (5, 201) Un accident leur donna la victoire tant désirée. Tandis que, furieux d’être dépassé, Sergeste court entre les rochers sur la poupe rivale, et veut saisir un intervalle périlleux, le malheureux heurte la pointe avancée des écueils, et s’y engage. Les rochers en sont ébranlés ; les rames, repoussées par leurs saillies aiguës, s’y brisent en éclats,