Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/336

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Le héros troyen s'avance vers elle ; il a reconnu son fantôme obscur à travers les ombres, comme aux premiers jours des mois on voit ou croit voir se lever dans les nuages la lune naissante : des larmes tombèrent des yeux du héros, et dans un doux mouvement d'amour il lui adressa ces paroles : « Malheureuse Didon, elle est donc vraie cette nouvelle affreuse de votre mort, et des funestes extrémités où vous êtes venue ! Hélas ! j'en fus la cause. Mais j'en jure par les astres, par les dieux de l'Olympe, par tout ce qu'il y a de sacré dans les abîmes de la terre ; (6, 460) c'est malgré moi, ô reine, que j'ai quitté votre rivage. Ces mêmes dieux, qui me forcent maintenant à descendre dans les lieux de ténèbres et d'horreur, et dans cette profonde nuit de la mort, m'avaient entraîné loin de vous par des ordres suprêmes ; et je n'ai pu croire que je vous causais par mon départ une si vive douleur. Arrêtez, et ne vous dérobez point à mes regards. Qui fuyez-vous ? Hélas ! c'est pour la dernière fois que le destin permet que je vous parle. » Énée par ces mots mêlés de larmes tâchait d'apaiser cette ombre courroucée qui lui lançait des regards furieux : mais Didon immobile et détournant la tête tenait ses yeux baissés vers la terre. (6, 470) Elle n'est pas plus émue des discours d'Énée que si elle était du rocher le plus dur, un marbre de Paros. Enfin elle s'échappe ; et cette âme implacable s'enfonce dans le bois ombreux où son premier époux, Sichée, répond à ses tendres soins et égale son amour. Cependant Énée, touché d'un sort si cruel, la suit longtemps des yeux, et pleure encore Didon qui le fuit.

Enfin il reprend sa route : déjà ils étaient arrivés dans les champs les plus reculés des enfers, vers ces secrets asiles qu'habitent les guerriers illustres. Là Énée voit venir à lui Tydée, le vaillant (6, 480) Parthenopée, et l'ombre du pâle Adraste. Là étaient les Troyens tant pleurés sur la terre, et que la guerre avait moissonnés. Énée gémit les voyant tous s'avancer en longue file, et Glaucus, et Médonte, et Thersiloque, et les trois fils d'Anténor, et Polyphète, prêtre de Cérès, et Idée guidant encore son char, tenant encore ses armes. De tous côtés ces âmes l'environnent en foule : c'est peu pour elles de l'avoir vu ; elles veulent s'arrêter près de lui, l'accompagner, apprendre de sa bouche pourquoi il est venu dans ces lieux. Mais les chefs des Grecs et les phalanges d'Agamemnon, (6, 490) dès qu'elles voient le héros et ses armes briller dans l'ombre, se dispersent dans une immense épouvante : les unes fuient, comme autrefois elles fuyaient vers leurs vaisseaux ; les autres veulent pousser des cris ; mais les cris inachevés meurent sur leurs lèvres béantes.

Soudain il voit Déiphobe, fils de Priam : tout son corps était mutilé ; son visage paraissait déchiré cruellement ; reste infortuné de lui-même, le fer lui avait ravi les mains, les oreilles, le nez, avait ravagé ses tempes, marqué toute sa face de sanglants outrages. Honteux et tremblant, il cachait sa cruelle difformité : Énée le reconnut à peine, et d'une voix amie lui parla