Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/396

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enfant qu’il devait abandonner la conduite de la guerre et la garde de ses murs, pour aller soulever les esprits de l’Étrurie, et troubler des nations paisibles ? Quelle divinité l’a jeté dans ces inextricables périls ? qu’a fait ici notre dure puissance ? qu’ont fait Junon, Iris envoyée du haut des nues ? Il est intolérable que les peuples de l’Italie enveloppent de flammes Troie renaissante ; il l’est donc aussi que Turnus se maintienne dans sa patrie, lui qui a Pilumnus pour aïeul, et pour mère la divine Vénilie. Quoi ! les Troyens porteront impunément le fer et la flamme dans le pays latin, feront peser leur joug sur une terre étrangère, en emporteront les dépouilles ; ils y choisiront un beau-père à leur gré, ils arracheront du sein d’une mère une fiancée ; (10, 80) ils viendront, l’olivier à la main, demander la paix, et présenteront le front armé de leurs proues ; Vénus peut bien dérober Énée aux mains des Grecs, et à la place d’un héros offrir à leurs coups un nuage et des vents impalpables ; elle peut changer ses navires en Nymphes de la mer : et moi il me sera défendu d’aider les Rutules ! Énée absent ignore les désastres de son camp : que vous importe ? N’avez-vous pas pour vous et pour lui Paphos, Idalie, la haute Cythère ? Pourquoi provoquez-vous une nation guerrière et d’âpres courages ? Est-ce nous qui nous efforçons d’exterminer les restes misérables de la puissance phrygienne ? Nous ? Mais est-ce nous qui avons livré les malheureux Troyens aux Grecs ? (10, 90) Qui a fait se lever en armes l’Europe et l’Asie ? Qui a rompu par un perfide attentat la paix du monde ? Est-ce sous ma conduite que l’adultère Troyen a pris Sparte d’assaut ? Est-ce moi qui lui ai fourni des armes, qui ai allumé les torches de la guerre au flambeau de l’Amour ? C’est alors que vous deviez trembler pour vos chers Troyens ; aujourd’hui vous vous emportez en plaintes tardives et injustes, et vous jetez à la face des dieux de vaines invectives. »

Ainsi parle Junon ; et tous les dieux frémissent, partagés de sentiments. Ainsi le premier souffle des vents se prenant au feuillage des forêts frémit, et roule de sourds murmures qui annoncent aux nautoniers une tempête prochaine. (10, 100) Alors le souverain arbitre de l’univers se prépare à parler ; à sa voix se tait la haute demeure des dieux ; la terre tremble ; le silence règne dans l’empyrée ; les Zéphyrs laissent tomber leur haleine, la mer abat ses flots tranquilles. « Écoutez-moi, dit Jupiter, et que mes paroles se gravent dans vos esprits. Puisqu’aucune alliance ne peut unir les Ausoniens aux Troyens, et que vos discordes n’ont pas de fin, quelles que soient aujourd’hui la fortune et les espérances du Troyen ou du Rutule, l’un et l’autre seront égaux pour moi : que les destins aient arrêté le siège du camp troyen, (10, 110) qu’une funeste erreur et des oracles mal interprétés aient abusé les Phrygiens ; il n’importe. Je ne dégage pas non plus les Rutules des communes vicissitudes ; à chacun d’eux ses libres efforts et sa fortune diverse. Jupiter est le roi de tous : le destin saura bien marcher à ses fins. » À ces mots il jure par le fleuve de son frère Pluton, par les rives de ce torrent de bitume et par ses gouffres noirs ; il incline sa tête,