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démocratie. Cette inertie est, en grande partie, due au fait qu’il est très malaisé de définir, dans le vide de supputations abstraites, les contours et les formes concrètes de conjonctures politiques encore inexistantes, et, par conséquent, imaginaires. Ce qui importe toujours pour la social-démocratie, c’est évidemment non point la préparation d’une ordonnance toute prête pour la tactique future, ce qui importe, c’est de maintenir l’appréciation historique correcte des formes de lutte correspondant à chaque moment donné de la lutte et de l’inéluctabilité de l’aggravation des tensions révolutionnaires sous l’angle du but final de la lutte des classes.

Mais en accordant à l’organe directeur du Parti des pouvoirs si absolus d’un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu’à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe. Si la tactique du Parti est le fait non pas du Comité central, mais de l’ensemble du Parti ou — encore mieux — de l’ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu’il faut aux sections et aux fédérations cette liberté d’action qui seule permettra d’utiliser toutes les ressources d’une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L’ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné, non point d’un esprit positif et créateur, mais de l’esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l’activité du Parti, et non à la féconder ; à rétrécir le mouvement plutôt qu’à le développer ; à le juguler, non à l’unifier.

Une expérience semblable serait doublement hasardeuse pour la social-démocratie russe dans les circonstances actuelles. Elle est à la veille de batailles décisives que la révolution livrera au tsarisme ; elle va s’engager, ou plutôt : elle est déjà engagée dans une phase d’activité créatrice intensifiée sur le plan de la tactique et — ce qui va de soi dans une période révolutionnaire — dans une phase où sa sphère d’influence s’élargira et se déplacera spontanément et par bonds. Tenter en un tel moment d’enchaîner l’initiative du Parti et entourer celui-ci d’un réseau de fil de fer barbelé, c’est vouloir le rendre incapable d’accomplir les tâches formidables de l’heure.

Toutes les considérations générales que nous venons d’exposer au sujet de l’essence du centralisme socialiste ne suffisent pas pour tracer un projet de statut approprié à l’organisation du Parti russe. En dernière instance, un statut de ce genre ne peut être déterminé que par les conditions dans lesquelles s’effectue l’action du Parti dans une période donnée. Et, comme en Russie il s’agit d’une première tentative de mettre sur pied une grande organisation du prolétariat, il est douteux qu’un statut, quel qu’il soit, puisse prétendre d’avance à l’infaillibilité ; il faut qu’il subisse d’abord l’épreuve du feu.