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MASSE ET CHEFS[1]


Une fois de plus, l’attitude de la presse bourgeoise tout entière à l’égard de ce qui se passe dans notre Parti nous démontre avec quelle infaillibilité l’instinct de classe triomphe de toutes les divergences de surface des partis bourgeois. Une fois de plus, les voilà d’accord les nationaux libéraux et le centre catholique, Mgr Oertel qui glorifie le knout dans sa Deutsche Tageszeitung, et la Gazette de Voss ; tous épanchent leur larmoyante exultation à propos des malheurs de la social-démocratie. Les uns se réjouissent de voir les socialistes « s’entre-déchirer » ; n’avait-on pas toujours prédit que la social-démocratie, contre laquelle tous les remèdes de la pharmacie bourgeoise s’étaient avérés impuissants, finirait par se « dévorer elle-même » ? Les autres se montrent satisfaits des mésaventures qu’ont encourues quelques « universitaires », membres du Parti socialiste ; preuve définitive (selon eux) de l’abîme qui sépare « l’homme cultivé » de la « masse aveugle » et de l’impossibilité de franchir ce gouffre sans « se rompre le cou ». D’autres encore ne se tiennent pas de joie, parce qu’enfin les socialistes ne pourront plus regarder avec superbe le monde bourgeois puisque la corruption s’est installée chez eux « tout comme chez nous ». Et d’une seule voix, on reprend le refrain : c’en est fini de l’auréole, du rayonnement fascinateur qui entourait le Parti socialiste ! Fini pour toujours.

La comédie de cette jubilation est bien jouée. À tel point qu’un journal du Parti s’y est laissé prendre et, avec un grand soupir pathétique, s’est mis à adjurer le Parti de se ressaisir, ne fût-ce que pour ne plus offrir à l’adversaire de tels sujets de satisfaction.

Et pourtant il suffit de n’être pas tout à fait sourd pour distinguer dans ce concert strident et ostensiblement joyeux les notes d’une déception cuisante, d’une rage contenue. Précisément la sympathie que la presse bourgeoise ne cesse de prodiguer aux deux ou trois « hommes cultivés » maltraités par une horde barbare, et ses invectives outrées contre la « masse aveugle » qui a osé « s’in-

  1. Extrait des Œuvres complètes de Rosa Luxembourg, vol. III, pp. 199-206. Cet article avait paru dans la Neue Zeit, année XII (1903-1904), no 2, sous le titre : « Espoirs déçus ».