Page:Mélanges de littérature française du moyen âge.djvu/16

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portée morale ou au moins satirique, ne voulant pas avoir l’air de se contenter du plaisir de rire sans arrière-pensée. Dans ces romans et dans ces fableaux on reconnaît d’avance l’esprit qui a inspiré Télémaque ou les « contes moraux » du xviiie siècle. L’histoire partage la tendance générale. Le livre de Villehardouin est un écrit apologétique ; celui de Froissart est un tableau de la société du xive siècle destiné à servir de « leçon de choses » aux nobles pour qui il est écrit ; celui de Commines est un traité de politique illustré par des exemples. Seul, le bon Joinville a écrit ses Mémoires pour le plaisir de raconter ses aventures en Orient ; encore était-ce moins pour se les rappeler à lui-même que pour les faire connaître à plus de monde qu’il ne pouvait le faire en les redisant « es chambres des dames ». La religion elle-même, qui, jadis comme aujourd’hui, a occupé tant d’intelligences et rempli tant de cœurs, a produit chez nous peu de ces ouvrages mystiques où l’âme exhale en effusions passionnées son amour de Dieu et son aspiration vers lui : on n’en trouve pas plus au moyen âge qu’aux temps modernes (car l’Imitation de Jésus-Christ n’est pas une œuvre française) ; mais on y trouve d’excellents traités de morale chrétienne et d’ardents plaidoyers pour ou même contre l’Église ; nos écrivains religieux de tous les temps prêchent ou discutent bien plus qu’ils ne se recueillent en eux-mêmes ou ne s’absorbent en Dieu.

Au reste, cette littérature, toujours préoccupée d’agir sur les hommes, a pleinement atteint son but. Les chansons de geste étaient, au moment de la prodigieuse fermentation d’où elles sont sorties, comme les bulletins, rapidement colportés au loin, des actions héroïques ou blâmables, et on ne désirait rien tant que d’y figurer honorablement, comme on ne craignait rien tant que de fournir le sujet d’une « mauvaise chanson ». Les romans de la Table Ronde ont agi sur les mœurs de la société à laquelle ils s’adressaient et servi longtemps de modèles à tout ce qui prétendait être « courtois ». Les chansons de croisade ont poussé plus d’un chevalier vers la Syrie ; les chansons politiques, les dits satiriques ont joué un rôle important dans les luttes publiques et privées. Mais rien ne se compare à l’influence exercée par l’œuvre de Jean de Meun, de celui qu’on a pu appeler le Voltaire du xiiie siècle