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MÉMOIRES DE MADAME DE BOIGNE

cruautés, je suis presque tentée de croire cette exaspération générale, à date fixe, une des phases de l’incompréhensible fléau où nous étions en proie.

Nous en fûmes presque tous avertis à Paris par les cris de nos gens. Ils entrèrent dans nos chambres dans la plus vive excitation, affirmant la ville livrée aux empoisonneurs et se refusant à tous nos raisonnements contraires. Selon les diverses opinions, on accusait les républicains, les légitimistes, ou même le gouvernement ; mais pour tous le crime était avéré, chacun en apportait des preuves irrécusables.

Cette frénésie dura vingt-quatre heures, puis disparut entièrement pour ne plus revenir. Malheureusement, elle avait produit des victimes. Quelqu’un inventa de faire, à la halle même, une collecte pour la veuve d’un infortuné massacré sur ses dalles, la veille au soir. Avant six heures du matin, on avait récolté douze cents francs, la plupart en gros sols et donnés par les mêmes gens qui, très probablement, dans leur aveugle furie, avaient subi l’influence délétère et partagé le crime.

Espérons donc que cette inexcusable tache ne noircira pas trop, aux yeux de la postérité, l’honorable conduite tenue par la grande masse de la population. Riches et pauvres, chacun fit son devoir et plus que son devoir.

La non-contagion du choléra n’était rien moins qu’établie ; je ne suis pas bien sûre qu’elle soit prouvée à l’heure qu’il est et, à l’époque dont je parle la question était très controversée. Les savants, les médecins se partageaient sur ce point. Pendant tout l’hiver précédent, des faits, proclamés incontestables, étaient apportés à l’appui des deux opinions par les contagionistes et par leurs adversaires ; mais, dès que le fléau eut fait invasion, un seul avis prévalut : la possibilité de la contagion ne fut plus admise de personne. Pas un cholérique n’ins-