Page:Mérimée - Carmen.djvu/170

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les hommages d’un Russe que Max était charmé d’avoir pour successeur, parce qu’il le tenait pour galant homme, c’est-à-dire pour généreux. Tant qu’elle put mener la vie folle des femmes de son espèce, son amour pour Max ne fut qu’un souvenir agréable qui la faisait soupirer quelquefois. Elle y pensait comme on pense aux amusements de son enfance, que personne cependant ne voudrait recommencer ; mais quand Arsène n’eut plus d’amants, qu’elle se trouva délaissée, qu’elle sentit tout le poids de la misère et de la honte, alors son amour pour Max s’épura en quelque sorte, parce que c’était le seul souvenir qui ne réveillât chez elle ni regrets ni remords. Il la relevait même à ses propres yeux, et plus elle se sentait avilie, plus elle grandissait Max dans son imagination. J’ai été sa maîtresse, il m’a aimée, se disait-elle avec une sorte d’orgueil lorsqu’elle était saisie de dégoût en réfléchissant sur sa vie de courtisane. Dans les marais de Minturnes, Marius raffermissait son courage en se disant : J’ai vaincu les Cimbres ! La fille entretenue, — hélas ! elle ne l’était plus, — n’avait pour résister à la honte et au désespoir que ce souvenir : Max m’a aimée… Il m’aime encore ! Un moment, elle avait pu le penser ; mais maintenant on venait lui arracher jusqu’à ses souvenirs, seul bien qui lui restât au monde.