Page:Mérimée - Carmen.djvu/228

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Mon cher maître, la Providence a conduit à Noirmoutiers une grande dame de Paris, que des malheurs comme il ne nous en arrivera jamais ont réduite momentanément à vivre avec dix mille écus par an. C’est une aimable et bonne personne, malheureusement un peu gâtée par des lectures frivoles et par la compagnie des freluquets de la capitale. S’ennuyant à périr avec un mari dont elle a médiocrement à se louer, elle m’a fait l’honneur de me prendre en affection. C’étaient des cadeaux sans fin, des invitations continuelles, puis chaque jour quelque nouveau projet où j’étais nécessaire. « L’abbé, je veux apprendre le latin… L’abbé, je veux apprendre la botanique. » Horresco referens, n’a-t-elle pas voulu que je lui montrasse la théologie ? Où étiez-vous, mon cher maître ? Bref, pour cette soif d’instruction il eût fallu tous nos professeurs de Saint-A***. Heureusement ses fantaisies ne duraient guère, et rarement le cours se prolongeait jusqu’à la troisième leçon. Lorsque je lui avais dit qu’en latin rosa veut dire rose : « Mais, l’abbé, s’écriait-elle, vous êtes un puits de science ! Comment vous êtes-vous laissé enterrer à Noirmoutiers ? » S’il faut tout vous dire, mon cher maître, la bonne dame, à force de lire de ces méchants livres qu’on fabrique aujourd’hui, s’était mis en tête des idées