Page:Mérimée - Carmen.djvu/247

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

distinguait. Au bal, elle dansait, mais seulement lorsqu’on avait besoin d’un vis-à-vis. Les femmes venaient la prendre par la main et l’emmenaient hors du salon quand il fallait arranger quelque chose à leur toilette. Elle avait de l’amour-propre et sentait profondément la misère de sa position. Elle attendait avec impatience un libérateur pour briser ses chaînes ; mais les jeunes gens, prudents au milieu de leur étourderie affectée, se gardaient bien de l’honorer de leurs attentions, et cependant Lisabeta Ivanovna était cent fois plus jolie que ces demoiselles ou effrontées ou stupides qu’ils entouraient de leurs hommages. Plus d’une fois, quittant doucement le luxe et l’ennui du salon, elle allait s’enfermer seule dans sa petite chambre meublée d’un vieux paravent, d’un tapis rapiécé, d’une commode, d’un petit miroir et d’un lit en bois peint ; là, elle pleurait tout à son aise, à la lueur d’une chandelle de suif dans un chandelier de laiton.

Une fois, c’était deux jours après la soirée chez Naroumof et une semaine avant la scène que nous venons d’esquisser, un matin, Lisabeta était assise à son métier devant la fenêtre, quand, promenant un regard distrait dans la rue, elle aperçut un officier du génie, immobile, les yeux fixés sur elle. Elle baissa la tête et se remit à