Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/134

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produisait moins d’impression que le désespoir muet d’un personnage qui attirait tous les regards. C’était le malheureux père, qui, allant d’un cadavre à l’autre, soulevait leurs têtes souillées de terre, baisait leurs lèvres violettes, soutenait leurs membres déjà roidis, comme pour leur éviter les cahots de la route. Parfois on le voyait ouvrir la bouche pour parler, mais il n’en sortait pas un cri, pas une parole. Toujours les yeux fixés sur les cadavres, il se heurtait contre les pierres, contre les arbres, contre tous les obstacles qu’il rencontrait.

Les lamentations des femmes, les imprécations des hommes redoublèrent lorsqu’on se trouva en vue de la maison d’Orso. Quelques bergers rebbianistes ayant osé faire entendre une acclamation de triomphe, l’indignation de leurs adversaires ne put se contenir. — Vengeance ! vengeance ! crièrent quelques voix. On lança des pierres, et deux coups de fusil dirigés contre les fenêtres de la salle où se trouvaient Colomba et ses hôtes percèrent les contrevents et firent voler des éclats de bois jusque sur la table près de laquelle les deux femmes étaient assises. Miss Lydia poussa des cris affreux, le colonel saisit un fusil, et Colomba, avant qu’il pût la retenir, s’élança vers la porte de la maison et l’ouvrit avec impétuosité. Là, debout sur le seuil élevé, les deux mains étendues pour maudire ses ennemis :

— Lâches ! s’écria-t-elle, vous tirez sur des femmes, sur des étrangers ! Êtes-vous Corses ? êtes-vous hommes ? Misérables qui ne savez qu’assassiner par derrière, avancez ! je vous défie. Je suis seule ; mon frère est loin. Tuez-moi, tuez mes hôtes ; cela est digne de vous… Vous n’osez, lâches que vous êtes ! vous savez que nous nous vengeons. Allez, allez pleurer comme des femmes, et remerciez-nous de ne pas vous demander plus de sang !

Il y avait dans la voix et dans l’attitude de Colomba quelque chose d’imposant et de terrible ; à sa vue, la foule