Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/326

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vaisseau noir glissa rapidement auprès du sien, si près, que les vergues passèrent au-dessus de sa tête. Il ne vit que deux figures éclairées par une lanterne suspendue à un mât. Ces gens poussèrent encore un cri, et aussitôt leur navire, emporté par le vent, disparut dans l’obscurité. Sans doute les hommes de garde avaient aperçu le vaisseau naufragé ; mais le gros temps les empêchait de virer de bord. Un instant après, Tamango vit la flamme d’un canon et entendit le bruit de l’explosion ; puis il vit la flamme d’un autre canon, mais il n’entendit aucun bruit ; puis il ne vit plus rien. Le lendemain, pas une voile ne paraissait à l’horizon. Tamango se recoucha sur son matelas et ferma les yeux. Sa femme Ayché était morte cette nuit-là.

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Je ne sais combien de temps après une frégate anglaise, la Bellone, aperçut un bâtiment démâté et en apparence abandonné de son équipage. Une chaloupe, l’ayant abordé, y trouva une négresse morte et un nègre si décharné et si maigre, qu’il ressemblait à une momie. Il était sans connaissance, mais avait encore un souffle de vie. Le chirurgien s’en empara, lui donna des soins, et quand la Bellone aborda à Kingston, Tamango était en parfaite santé. On lui demanda son histoire. Il dit ce qu’il en savait. Les planteurs de l’île voulaient qu’on le pendît comme un nègre rebelle ; mais le gouverneur, qui était un homme humain, s’intéressa à lui, trouvant son cas justifiable, puisque, après tout, il n’avait fait qu’user du droit de légitime défense ; et puis ceux qu’il avait tués n’étaient que des Français. On le traita comme on traite les nègres pris à bord d’un vaisseau négrier que l’on confisque. On lui donna la liberté, c’est-à-dire qu’on le fit travailler pour le gouvernement ; mais il avait six sous par jour et la nourriture. C’était un fort bel homme. Le colonel du soixante-