Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/332

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jours le dernier numéro du Constitutionnel, qu’il a emporté de Brest ; ou, s’il quitte les sublimités de la politique pour descendre à la littérature, il vous régalera de l’analyse du dernier vaudeville qu’il a vu jouer. Grand Dieu !… Le commissaire de marine possédait une histoire bien intéressante. Comme il nous enchanta la première fois qu’il nous raconta son évasion du ponton de Cadix ! mais, à la vingtième répétition, ma foi, l’on n’y pouvait plus tenir… — Et les enseignes, et les aspirants !… Le souvenir de leurs conversations me fait dresser les cheveux à la tête. Quant au capitaine, généralement, c’est le moins ennuyeux du bord. En sa qualité de commandant despotique, il se trouve en état d’hostilité secrète contre tout l’état-major ; il vexe, il opprime quelquefois, mais il y a un certain plaisir à pester contre lui. S’il a quelque manie fâcheuse pour ses subordonnés, on a le plaisir de voir son supérieur ridicule, et cela console un peu.

À bord du vaisseau sur lequel j’étais embarqué, les officiers étaient les meilleures gens du monde, tous bons diables, s’aimant comme des frères, mais s’ennuyant à qui mieux mieux. Le capitaine était le plus doux des hommes, point tracassier (ce qui est une rareté). C’était toujours à regret qu’il faisait sentir son autorité dictatoriale. Pourtant, que ce voyage me parut long ! surtout ce calme qui nous prit quelques jours seulement avant de voir la terre !…

Un jour, après le dîner que le désœuvrement nous avait fait prolonger aussi longtemps qu’il était humainement possible, nous étions tous rassemblés sur le pont, attendant le spectacle monotone mais toujours majestueux d’un coucher de soleil en mer. Les uns fumaient, d’autres relisaient pour la vingtième fois un des trente volumes de notre triste bibliothèque ; tous bâillaient à pleurer. Un enseigne assis à côté de moi s’amusait, avec toute la gravité digne d’une occupation sérieuse, à laisser tomber la