Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/346

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chemise pour toi… Si tu perdais, elle était réduite à la misère… C’est pour elle, c’est par amour pour elle que tu as triché. Il y a des gens qui tuent par amour… qui se tuent… Toi, mon cher Roger, tu as fait plus. Pour un homme comme nous, il y a plus de courage à… voler, pour parler net, qu’à se tuer. »

« Peut-être maintenant, » me dit le capitaine interrompant son récit, « vous semblé-je ridicule. Je vous assure que mon amitié pour Roger me donnait, dans ce moment, une éloquence que je ne retrouve plus aujourd’hui ; et, le diable m’emporte, en lui parlant de la sorte, j’étais de bonne foi, et je croyais tout ce que je disais. Ah ! j’étais jeune alors ! »

» Roger fut quelque temps sans répondre ; il me tendit la main : « Mon ami, » dit-il en paraissant faire un grand effort sur lui-même, « tu me crois meilleur que je ne suis. Je suis un lâche coquin. Quand j’ai triché ce Hollandais, je ne pensais qu’à gagner vingt-cinq napoléons, voilà tout. Je ne pensais pas à Gabrielle, et voilà pourquoi je me méprise… Moi, estimer mon honneur moins que vingt cinq napoléons !… Quelle bassesse ! Oui, je serais heureux de pouvoir me dire : J’ai volé pour tirer Gabrielle de la misère… Non !… non ! je ne pensais pas à elle… Je n’étais pas amoureux dans ce moment… J’étais un joueur… j’étais un voleur… J’ai volé de l’argent pour l’avoir à moi… et cette action m’a tellement abruti, avili, que je n’ai plus aujourd’hui de courage ni d’amour… je vis, et je ne pense plus à Gabrielle… je suis un homme fini. »

» Il paraissait si malheureux que, s’il m’avait demandé mes pistolets pour se tuer, je crois que je les lui aurais donnés.

» Un certain vendredi, jour de mauvais augure nous découvrîmes une grosse frégate anglaise, l’Alceste, qui prit chasse sur nous. Elle portait cinquante-huit canons,