Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/363

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population bizarre qui se presse dans les rues d’Alexandrie et du Caire, comme des Turcs, des Bédouins, des Coptes, des Fellahs, des Môghrebins. J’ai rédigé quelques notes à la hâte pendant que j’étais au lazaret. — Quelle infamie que ce lazaret ! J’espère que vous ne croyez pas à la contagion, vous autres ! Moi, j’ai fumé tranquillement ma pipe au milieu de trois cents pestiférés. — Ah ! colonel, vous verriez là une belle cavalerie, bien montée. Je vous montrerai des armes superbes que j’ai rapportées. — J’ai un djerid qui a appartenu au fameux Mourad-Bey. — Colonel, j’ai un yatagan pour vous et un khandjar pour Auguste. Vous verrez mon metchlâ, mon burnous, mon hhaïck. — Savez-vous qu’il n’aurait tenu qu’à moi de rapporter des femmes ? Ibrahim-Pacha en a tant envoyé de Grèce, qu’elles sont pour rien… Mais à cause de ma mère… — J’ai beaucoup causé avec le pacha. C’est un homme d’esprit, parbleu ! sans préjugés. Vous ne sauriez croire comme il entend bien nos affaires. D’honneur, il est informé des plus petits mystères de notre cabinet. J’ai puisé dans sa conversation des renseignements bien précieux sur l’état des partis en France… Il s’occupe beaucoup de statistique en ce moment. Il est abonné à tous nos journaux. Savez-vous qu’il est bonapartiste enragé ! Il ne parle que de Napoléon. — Ah ! quel grand homme que Bounabardo ! me disait-il. Bounabardo, c’est ainsi qu’ils appellent Bonaparte. »

— « Giourdina, c’est-à-dire Jourdain, » murmura tout bas Thémines.

— « D’abord, » continua Théodore, « Mohamed Ali était fort réservé avec moi. Vous savez que tous les Turcs sont très méfiants. Il me prenait pour un espion, le diable m’emporte ! ou pour un jésuite. — Il a les jésuites en horreur. Mais, au bout de quelques visites, il a reconnu que j’étais un voyageur sans préjugés, curieux de m’instruire à fond des coutumes, des mœurs et de la politique de l’Orient. Alors il s’est déboutonné et m’a parlé à cœur