Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/364

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ouvert. À ma dernière audience, c’était la troisième qu’il m’accordait, je pris la liberté de lui dire : — « Je ne conçois pas pourquoi Ton Altesse ne se rend pas indépendante de la Porte. » — « Mon Dieu ! » me dit-il, « je le voudrais bien ; mais je crains que les journaux libéraux, qui gouvernent tout dans ton pays, ne me soutiennent pas quand une fois j’aurai proclamé l’indépendance de l’Égypte. » — C’est un beau vieillard, belle barbe blanche, — ne riant jamais. — Il m’a donné des confitures excellentes ; mais de tout ce que je lui ai donné, ce qui lui a fait le plus de plaisir, c’est la collection des costumes de la garde impériale par Charlet. »

— « Le pacha est-il romantique ? » demanda Thémines.

— « Il s’occupe peu de littérature ; mais vous n’ignorez pas que la littérature arabe est toute romantique. Ils ont un poète nommé Melek Ayatalnefous-Ebn-Esraf, qui a publié dernièrement des Méditations auprès desquelles celles de Lamartine paraîtraient de la prose classique. — À mon arrivée au Caire, j’ai pris un maître d’arabe, avec lequel je me suis mis à lire le Coran. Bien que je n’aie pris que peu de leçons, j’en ai assez vu pour comprendre les sublimes beautés du style du prophète, et combien sont mauvaises toutes nos traductions. — Tenez, voulez-vous voir de l’écriture arabe ? Ce mot en lettres d’or c’est Allah, c’est-à-dire Dieu. » — En parlant ainsi, il montrait une lettre fort sale qu’il avait tirée d’une bourse de soie parfumée.

— « Combien de temps es-tu resté en Égypte ? » demanda Thémines.

— « Six semaines. »

Et le voyageur continua de tout décrire, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. Saint-Clair sortit presque aussitôt après son arrivée, et reprit le chemin de sa maison de campagne. Le galop impétueux de son cheval l’empêchait de suivre nettement ses idées. Mais il sentait vaguement que