Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/430

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cornes, pour lui porter un coup de lance sur la nuque, et non ailleurs[1] ; il appuie sur le coup de toute la force de son corps, et en même temps il fait partir le cheval par la gauche, de manière à laisser le taureau à sa droite. Si tous ces mouvements sont bien exécutés, si le picador est robuste et son cheval maniable, le taureau, emporté par sa propre impétuosité, le dépasse sans le toucher. Alors le devoir des chulos est d’occuper le taureau de manière à laisser au picador le temps de s’éloigner ; mais souvent l’animal reconnaît trop bien celui qui l’a blessé : il se retourne brusquement, gagne le cheval de vitesse, lui enfonce ses cornes dans le ventre, et le renverse avec son cavalier. Celui-ci est aussitôt secouru par les chulos ; les uns le relèvent ; les autres, en lançant leurs capes à la tête du taureau, le détournent, l’attirent sur eux, et lui échappent en gagnant à la course la barrière, qu’ils escaladent avec une légèreté surprenante. Les taureaux espagnols courent aussi vite qu’un cheval ; et si le chulo était fort éloigné de la barrière, il échapperait difficilement. Aussi est-il rare que les cavaliers, dont la vie dépend toujours de l’adresse des chulos, se hasardent vers le milieu de la place ; quand ils le font, cela passe pour un trait d’audace extraordinaire.

Une fois remis sur pied, le picador remonte aussitôt son cheval, s’il peut se relever aussi. Peu importe que la pauvre bête perde des flots de sang, que ses entrailles traînent à terre et s’entortillent dans ses jambes ; tant qu’un cheval peut marcher, il doit se présenter au taureau. Reste-t-il abattu, le picador sort de la place, et y rentre à l’instant monté sur un cheval frais.

  1. Je vis un jour un picador renversé qui allait être tué si son camarade ne l’eût dégagé et n’eût fait reculer le taureau en lui donnant un coup de lance sur le nez. La circonstance servait d’excuse. Cependant j’entendis de vieux amateurs s’écrier : « C’est une honte ! un coup de lance sur le nez ! on devrait chasser cet homme de la place. »