Page:Mérimée - Colomba et autres contes et nouvelles.djvu/432

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Quelquefois pourtant il s’arrête, le flaire comme pour s’assurer qu’il est bien mort ; puis, reculant de quelques pas, il baisse la tête pour l’enlever sur ses cornes ; mais les camarades du banderillero l’entourent et l’occupent si bien, qu’il est forcé d’abandonner le cadavre prétendu.

Lorsque le taureau a montré de la lâcheté, c’est-à-dire quand il n’a pas reçu gaillardement quatre coups de lance, c’est le nombre de rigueur, les spectateurs, juges souverains, le condamnent par acclamation à une espèce de supplice qui est à la fois un châtiment et un moyen de réveiller sa colère. De tous côtés s’élève le cri de fuego ! fuego ! (du feu ! du feu !). On distribue alors aux chulos, au lieu de leurs armes ordinaires, des banderilles dont le manche est entouré de pièces d’artifice. La pointe est garnie d’un morceau d’amadou allumé. Aussitôt qu’elle pénètre dans la peau, l’amadou est repoussé sur la mèche des fusées ; elles prennent feu, et la flamme, qui est dirigée vers le taureau, le brûle jusqu’au vif, et lui fait faire des sauts et des bonds qui amusent extrêmement le public. C’est en effet un spectacle admirable que de voir cet animal énorme écumant de rage, secouant les banderilles ardentes, et s’agitant au milieu du feu et de la fumée. En dépit de messieurs les poètes, je dois dire que de tous les animaux que j’ai observés aucun n’a moins d’expression dans les yeux que le taureau. Il faudrait dire ne change moins d’expression ; car la sienne est presque toujours celle de la stupidité brutale et farouche. Rarement il exprime sa douleur par des gémissements : les blessures l’irritent ou l’effrayent ; mais jamais, passez-moi l’expression, il n’a l’air de réfléchir sur son sort ; jamais il ne pleure comme le cerf. Aussi n’inspire-t-il de pitié que lorsqu’il s’est fait remarquer par son courage[1].

  1. Quelquefois, et dans des occasions solennelles, la hampe de la banderille est enveloppée d’un long filet de soie dans lequel sont renfermés de petits