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CHAPITRE XIII

La Russie et l’Europe n’ont donc pas eu la générosité de refaire une Arménie ; peut-être aussi l’entreprise eût-elle échoué. Les riches, les intelligents, les entreprenants de la nation vivent tous loin de l’Arménie proprement dite. La constitution d’une Arménie indépendante ne les eût sans doute pas rappelés dans le vieux pays, et l’élément pauvre et ignorant s’y fût trouvé seul aux prises avec les difficultés inhérentes à la création d’une nation. Puis, même dans leur vieux pays, les Arméniens qui ont la supériorité morale, n’ont pas celle du nombre ; les populations turques et kurdes, depuis longtemps habituées à dominer, y sont trop nombreuses pour se soumettre sans lutte à un pouvoir nouveau, représenté par leurs anciens esclaves[1].

Livrés à eux-mêmes, les Arméniens auraient probablement succombé, et les difficultés de leur situation n’auraient fait qu’embrouiller encore davantage la question d’Orient.

On peut donc avec apparence de raison ranger l’idée de l’Arménie indépendante parmi les chimères, et en prédisant à la race arménienne le plus brillant avenir, douter qu’elle puisse jamais se reformer en nation.

D’ailleurs, un des plus grands obstacles à la constitution d’une nationalité arménienne vient peut-être du caractère même des Arméniens. « Malgré leur supériorité, ils ont de grands défauts tels que la désunion, l’irréconciliabilité, la rancune, l’envie — ce sont là toutefois les fruits et les suites de siècles d’esclavage sous la domination mahométane[2] » ; mais est-on fondé à espérer que de pareils défauts, passés dans le sang, et que l’on peut suivre à la trace à travers toute l’histoire d’Arménie disparaîtront jamais ?

  1. La dispersion du peuple arménien rend sa statistique difficile à faire. Les uns estiment la population arménienne totale à 2½ millions d’âmes ; d’autres doublent et triplent ce chiffre. Il parait cependant probable que le nombre des Arméniens sujets turcs monte à 7 ou 800 000. Ils ne formeraient donc ainsi dans leur propre pays qu’une minorité, relativement aux différentes races musulmanes qui s’y sont successivement installées et qui représentent presque le double de ce chiffre.
  2. Arzruni, Les Arméniens en Turquie, 19.