Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/131

La bibliothèque libre.
Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

130

JULES VERNE

est. C’est à partir de ce coude que la forêt re­ prenait son épaisseur normale. A vrai dire, c’était une large clairière maré­ cageuse qui occupait cette portion de la rive gauche. Sur la rive opposée, les arbres pous­ saient en rangs serrés. Une futaie très dense, très profonde, s’étageait à la surface d’un terrain assez mouvementé, et ses dernières cimes, éclairées par le soleil levant, se décou­ paient en un lointain horizon. Quant au lit de la rivière, une eau transpa­ rente, qui se déplaçait avec rapidité, l’emplis­ sait à pleins bords, charriant de vieux troncs, des paquets de broussailles, des tas d’herbes arrachées aux deux berges rongées par le cou rant. Tout d’abord, sa mémoire rappela à John Cort qu’il avait entendu le mot « ngora » pro­ noncé à proximité de la grotte pendant la nuit. Il chercha donc à voir si quelque créa­ ture humaine rôdait aux environs. Que des nomades s’aventurassent parfois à descendre cette rivière pour rejoindre l’Oubanghi, c’était chose admissible, et sans en tirer cette con­ clusion que l’immense aire de la forêt déve­ loppée vers l’est jusqu’aux sources du Nil fût fréquentée par les tribus errantes ou habitée par des tribus sédentaires. John Cort n’aperçut aucun être humain aux abords du marécage, ni sur la berge, ni sur la rive droite du cours d’eau. « J’ai été dupe d’une illusion, pensait-il. Il est possible que je me sois endormi un instant, et c’est dans un rêve que j’ai cru entendre ce mot. » Aussi ne dit-il rien de l’incident à ses com­ pagnons. « Mon cher Max, demanda-t-il alors, avezvous fait à notre brave Khamis toutes vos excuses pour avoir douté de l’existence de ce rio, dont il n’a jamais douté, lui ?... — Il a eu raison contre moi, John, et je suis heureux d’avoir eu tort, puisque le cou­ rant va nous véhiculer sans peine jusqu’à l’Oubanghi... — Sans peine... je ne l’affirme pas, ré­ pondit le foreloper. Peut-être des chutes... des rapides...

— Ne voyons que le bon côté des choses, répliqua John Cort. Nous cherchions une rivière, la voici... Nous songions à construire un radeau, construisons-le... — Dés ce matin, je vais me mettre à la be­ sogne, dit Khamis, et si vous voulez m’aider, monsieur John... — Certainement, Khamis. Pendant notre travail, Max voudra bien s’occuper de ravi­ tailler... — C’est d’autant plus urgent, répliqua Max Huber, qu’il ne reste plus rien à manger... Ce gourmand de Llanga a tout dévoré hier soir... — Moi, mon ami Max !... murmura Llanga, qui, le prenant au sérieux, parut sensible à ce reproche. — Eh, gamin, tu vois bien que je plai­ sante !... Allons, viens avec moi... Nous allons suivre la berge jusqu’au tournant de la rivière ; avec le marécage d’un côté, l’eau courante de l’autre, le gibier aquatique ne manquera ni à droite ni à gauche, et, qui sait ? quelque beau poisson pour varier le menu... — Défiez-vous des crocodiles et même des hippopotames, monsieur Max, fit observer le foreloper. — Eh ! Khamis, un gigot d’hippopotame rôti n’est pas à dédaigner, je pense !... Com­ ment un animal d’un caractère si heureux... un cochon d’eau douce après tout... n’aurait-il pas une chair savoureuse ?... — D’un caractère heureux, c’est possible, monsieur Max, mais, quand on l’irrite, sa fureur est terrible ! — On ne peut pourtant pas lui découper quelques kilogrammes de lui-même, sans s’exposer à le fâcher un peu... — Enfin, ajouta John Cort, si vous aperce­ viez le moindre danger, revenez au plus vite. Soyez prudent... — Et vous, soyez tranquille, John.—Viens, Llanga... — Oui, va, mon garçon, dit John Cort, et n’oublie pas que nous te confions ton ami Max ! •> Après une telle recommandation, on pou­ vait tenir pour certain qu’il n’arriverait rien de fâcheux à Max Huber, puisque Llanga serait là pour veiller sur sa personne.