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COLETTE EN RHODESIA

lièvre peureux qui détalait, — il se tapit derechef dans son trou, ramenant sur sa tête les branchages écartés et bredouillant déjà d’abjectes supplications… Mais tout redevenait tranquille ; l’incident avait détourné le cours de ses pensées. Benoni se mit à considérer la situation d’un œil plus calme.

Le mercanti était un de ces étranges produits humains, spéciaux aux rives orientales de la Méditerranée. Descendants de races antiques et déchues, héritiers de toutes les décadences, de toutes les pourritures, résidus des grands empires du passé, ils ont des capacités pour le mal et pour le bien qui semblent dépasser celles des autres hommes. Généralement dépourvus de sens moral, exerçant tous les métiers qui sont le rebut du commerce, capables de tous les crimes pour le plus mince profit, ils montrent cependant une intelligence vive, déliée, multiforme qui semble les désigner pour de meilleures destinées et qu’on ne peut sans gémir voir gaspiller misérablement aux entreprises basses et louches qui ont toutes leurs préférences. Benoni, en particulier, dont les quarante ans de vie s’étaient dépensés à rager de n’être pas riche, à envier bassement les mortels mieux partagés que lui, à pratiquer les plus viles besognes, voleur, receleur, usurier et pis encore, tout cela pour des profits en somme assez piètres, recueillis non sans danger ; Benoni avait été doté par la nature de dispositions pour les choses scientifiques, qui, si elles eussent été honnêtement cultivées et utilisées, eussent fait de lui depuis longtemps l’homme considérable que toute sa vie il avait si fort désiré d’être. Au temps où la famille Massey avait entrepris l’exploitation du filon d’or découvert par Gérard et où s’était passé le drame auquel il a été fait allusion précédemment, M. Weber, toujours à l’affût d’un génie en puissance ou d’un talent en herbe, n’avait pas été long à découvrir chez Benoni (alors cabaretier), une aptitude marquée pour les sciences en général et la mécanique en particulier, et, selon son habitude invariable, il s’était attaché à encourager, à développer ce don, dans l’honnête espoir de donner un aide utile à tous et d’arracher le Levantin à un métier qui était la plaie de la colonie.

Curieux, fureteur, content qu’on s’occupât de lui, et d’ailleurs assez intelligent pour être intéressé par les leçons de ce maître éminent, Benoni avait d’abord accepté avec transport une proposition qui lui donnait libre accès chez Weber et, par suite, lui mettait un pied dans l’enceinte réservée des Massey ; et, pendant quelque temps, le brave inventeur crut presque avoir trouvé dans ce nouvel élève un disciple digne de devenir son associé, son collaborateur ; mais, par malheur, une tare fatale, l’inconstance, ressort et secret de la vie décousue du Levantin, vint bientôt démontrer à M. Weber la futilité de son espoir ; le cancre ne s’était dégoûté d’étudier : l’apprenti honnête homme soupirait après ses vils compagnons d’autrefois ; le méridional paresseux regimbait contre une tâche régulière, regrettait ses journées passées à bayer aux corneilles, à somnoler, à jouer aux cartes sur une table poisseuse, à comploter des « coups » qui devaient lui assurer la fortune en un jour…

Bref, Benoni et son maître s’étaient séparés. Le premier avait repris sa profession de cabaretier ; et, quand ce fut clairement démontré qu’il avait recelé l’argent volé au pauvre Bernier, il avait été expulsé sommairement de la colonie. Mais, de son passage à la villa Massey, il avait gardé une haine inextinguible pour toute la famille et des connaissances scientifiques qui, emmagasinées dans un cerveau apte à les comprendre et à les retenir, pouvaient, le cas échéant, donner des résultats considérables, soit pour le bien, soit pour le mal.

Or, ce n’était pas précisément vers le bien que les pensées du sieur Benoni étaient habituellement tournées ; et l’éclair de joie qui brilla dans ses yeux eût paru suspect à toute personne habituée à lire sur une physionomie.

Voici le tour qu’avaient pris ses réflexions : « Ce n’était qu’une fausse alerte !… Calme-toi, Benoni, mon garçon ! Et au lieu de tem-