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COLETTE EN RHODESIA

onguent rougeâtre, s’affubla un instant d’une paire de lunettes bleues, qu’il remit dans leur étui après en avoir vérifié l’effet ; enfin, il retourna prestement ses habits et parut costumé de telle sorte que sa propre mère ne l’eût pas reconnu. Sous cette forme, un seul détail trahissait le Levantin, c’était le fez crasseux qu’il gardait même en dormant et qu’une prudence sans défaut lui eut fait sacrifier. Mais chacun a ses faiblesses : celle de Benoni était logée sous son fez.

Quand il eut achevé cette toilette nocturne, sous l’œil bienveillant de Diane, il se rappela qu’il n’avait pas dîné ; et ce souvenir évoqua chez lui une association d’idées naturelle.

« Où diable est Ibrahim ?… Pourvu qu’il ne se soit pas sottement fait mettre en pâtée !… »

Sur quoi, il plaça deux doigts sur sa bouche et fit entendre un cri bizarre, qui rappelait celui de la chouette.

Presque aussitôt, un cri pareil tomba du ciel. Et deux minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’un jeune garçon vêtu d’une souquenille arabe en toile bleue dévala du haut d’un arbre touffu.

« Où diable étais-tu allé te percher ? ricana impudemment Benoni. Tu auras encore eu peur ?… Jamais on n’a vu de capon pareil !… Allons, preste, mon dîner !… »

Sans mot dire, Ibrahim tira de ses vastes poches diverses victuailles que son maître se mit à dévorer en donnant ses instructions.

« Nous allons rester plusieurs jours dans ces parages… Personne ne doit le soupçonner… Tu iras aux provisions et, chaque soir à neuf heures, je t’attendrai ici… C’est compris !… »

Ibrahim inclina la tête, en signe d’assentiment.

« … Entre temps, tu chercheras deux bons chevaux, que tu mettras au vert dans quelque fourré, pour les trouver à point nommé… Ce ne sont pas les chevaux qui manquent, à Massey-Dorp… »

Ibrahim réitéra son mouvement.

« … Si tu as le malheur de te laisser voir à n’importe qui, tu sais ce qui t’attend !… C’est compris !… à demain soir. »

Ibrahim s’éclipsa et son maître, réintégrant sa tanière, s’y établit pour dormir sur un lit de feuilles fraîches, en attendant les travaux du lendemain.

Guetter et espionner n’était pour lui, à vrai dire, ni un labeur, ni une difficulté, mais bien plutôt l’exercice d’une fonction normale et l’accomplissement d’une vocation. Or, il s’agissait uniquement ici de surveiller les mouvements de Massey-Dorp pour saisir tout ce qui pouvait se rapporter à un objet particulier et en tirer des indications.

C’est ainsi que Benoni nota dès le lendemain le départ de Bernier qui s’en allait courir le pays, selon sa coutume, en promettant à Mme Massey de l’avertir, s’il constatait des rassemblements suspects. Au fond, on ne les craignait plus guère, maintenant que les effets de la poudre K s’étaient manifestés si péremptoirement. Le Guen continuait ses rondes nocturnes, par acquit de conscience, mais tout le monde avait le sentiment que les indigènes ne viendraient plus de longtemps s’exposer aux terribles obus. Les dames descendaient chaque matin au jardin. Martine présidait, toujours active, aux soins du ménage. Goliath jouait avec Tottie. Bientôt, Martial Hardouin reprit l’habitude de se rendre dans l’après-midi à la Tour phénicienne, pour y classer les produits de ses fouilles, les étudier à la loupe quand il y trouvait une inscription ou un signe quelconque et consigner les résultats de ces études. Un jour enfin, M. Weber partit à pied et se dirigea vers le ravin qui bordait le côté nord du domaine.

Benoni le suivit de près. « Filer » un homme aussi distrait était véritablement facile. Le Levantin le vit tout à coup disparaître dans une excavation béante sur l’un des talus du ravin. Caché parmi les herbes, il attendit, le cœur battant, car son instinct lui disait qu’il brûlait, comme on dit aux jeux enfantins. Mais il eut beau attendre, M. Weber ne reparut pas ; et pourtant quand Benoni se fut décidé à reprendre le chemin de Massey-Dorp et le poste d’obser-