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COLETTE EN RHODESIA

pas aussi prompt que d’habitude à obéir aux injonctions du despote qui le mène par le nez. Goliath a des scrupules. Colette n’a pas dit : « Tu ne laisseras pas Tottie sortir de son berceau » ; mais elle n’a pas dit non plus : « Tu le lui permettras ». Et l’honnête pachyderme demeure immobile et rêveur, image vivante de l’incertitude, tandis que la petite, étonnée et indignée de voir son humble esclave donner des signes d’insubordination, commence à se démener, crie et tempête, et enfin menace de se jeter par-dessus bord si son vœu, énergiquement exprimé, n’est pas aussitôt exaucé.

Devant cet ultimatum, Goliath rend les armes. Il abaisse ses défenses, d’une secousse légère il fait aborder le berceau, et prenant doucement l’enfant par la taille, la dépose sur le gazon. Mais son attitude proteste contre cette concession qu’il juge incorrecte, subversive et dangereuse, et toute personne habituée à lire sur sa physionomie expressive verrait qu’il boude. Quant à Mlle Tottie, à peine-a-t-elle touché terre qu’elle a retrouvé son humeur enchanteresse. Les larmes passagères sont soudain taries ; elle se met incontinent à cueillir les pâquerettes qui, de son perchoir, avaient excité son envie, et avec des roucoulements et gazouillis délicieux annonce à Goliath qu’elle va lui faire un bouquet. Goliath ne serait pas fâché de se voir paré du bouquet de sa petite amie ; mais sa dignité, offensée, exige qu’il grogne un peu, encore, et dans ses moments de pique, il a l’habitude de se détourner, de s’éloigner de quelques pas, absolument comme un enfant boudeur, montrant une petite queue ridicule et un train de derrière qui laisse à désirer pour l’élégance des formes.

Mais voici que soudain Goliath tressaille comme si un dard venait de le percer. Son oreille a perçu des bruits insolites ; le son d’une voix inconnue, mielleuse, douceâtre et chantante se mêle au parler à peine ébauché de Tottie :

« Jolie petite fille !… Chère petite fille !… Petite fille aimer bonbons ?… Voilà bonbons pour jolie petite fille !… »

Et Goliath, virant de bord, voit de son petit œil sagace un spectacle qui le cloue sur place, indigné et stupéfait. Un être qu’il ne connaît pas, un homme qui certainement ne fréquente pas à Massey-Dorp, s’est permis de prendre Tottie dans ses bras, de la flatter de la main et de la voix, de lui présenter des sucreries, et — chose abominable — l’enfant accepte les caresses, croque les bonbons et sourit, enchantée !…

Le premier mouvement de Goliath serait de se précipiter, d’enrouler sa formidable trompe autour du corps de l’insolent qui ose toucher un dépôt à lui confié, et, comble d’impudence, s’en faire bien venir ; de le serrer dans cette trompe comme dans un étau, de l’élever au-dessus de sa tête, et, de cette hauteur, de le jeter à terre violemment, de le piétiner jusqu’à la mort ! Mais l’inconnu tient dans ses bras une égide qui le préserve de ce sort terrible : la petite Tottie… Comment punir le misérable sans faire du mal à Tottie ?…

Le noble animal s’arrête dans son élan, dompté et furieux. Il ne peut rien. Il ne sait ce qui va suivre, comment il se tirera de ce pas difficile. Il a le courage et la force de résister à sa colère, de délibérer, d’attendre les événements. Mais sa trompe se relève d’un air agressif, ses défenses menaçantes sont prêtes à labourer l’ennemi, ses petits yeux sont injectés de sang ; il barrit avec frénésie.

« Oui, oui, sonne ta trompette, ricane le ravisseur, gardant la petite solidement en fermée dans ses bras. J’ai trouvé le moyen de te faire aboyer sans mordre, stupide bête ! Faut-il être ahuri tout de même, fût-on éléphant, pour balancer une seconde sur le parti à prendre !… À ta place, j’aurais vite fait, je t’assure, d’étouffer mon ennemi avec les armes que la nature t’a données, fallût-il pour cela étouffer aussi le moucheron que voici !… Mais, grâce à tes magnanimes sentiments, noble Goliath, nous faisons d’une pierre deux coups… Que dis-je ? deux ! C’est trois, quatre qu’il en faut compter. Primo, j’enlève la pacotille ; secundo, Goliath m’épargne la peine de la porter ; tertio, non seulement la petite me sert d’amorce, mais je joue un bon tour à