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SALVADOR

partie, une fois la boutique fermée — et où il faisait déjà très sombre, à cause de l’orage qui montait, il se sentit mal à l’aise…

Il lui semblait que ce charbon qui gonflait ses poches lui pesait lourdement sur le cœur.

Il toucha à peine au gros morceau de pain laissé dans le buffet à son intention et, tout de suite, il s’assoupit, la tête sur la table.

À peine endormi, il eut un cauchemar affreux auquel se mêlaient les grondements du tonnerre lointain ; des hommes noirs vidaient ses poches en ricanant et, après avoir embrasé le charbon dans la cheminée, ils essayaient de l’entraîner lui-même de ce côté, avec le dessein évident de le faire rôtir !…

Salvador se défendait comme un beau diable lorsque le bruit de la porte qui s’ouvrait le réveilla en sursaut !…

Qui donc était là ?… Les hommes noirs ?… Et, tout effaré, il se frotta les yeux pour y voir plus clair !… Non, ce n’étaient pas les hommes noirs !… C’était une toute petite ombre, pas plus haute que lui…

« Est-ce qu’il y a quelqu’un ? cria la petite ombre qui n’osait pas avancer.

— Oui, il y a moi, Salvador !…

— Oh ! tant mieux !… C’est justement toi que je veux… »

Et, avec plus de vigueur qu’on n’aurait pu en attendre d’une si petite ombre, elle entraîna le garçonnet dans la ruelle où flottait encore un semblant de jour.

Salvador reconnut alors la petite Gracieuse. Elle habitait une vieille masure, sur la falaise, tout près du Sémaphore.

Son papa s’était noyé avec tout l’équipage de la Désirée pendant la terrible tempête du mois de janvier précédent et Salvador avait entendu raconter qu’on n’avait même pas retrouvé son corps, ni celui de ses compagnons pour les mettre en terre sainte, la mer de Saint-Jean-de-Luz, au dire des marins, ne rendant jamais ce qu’elle a pris !…

« Que me veux-tu donc ? demanda le jeune garçon.

— C’est pour maman qui est bien malade, expliqua la fillette.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— En lavant du linge, elle a eu chaud, et puis froid, et il lui est venu quelque chose de gros dans la gorge. Ça l’étouffe.

— Je sais ce que c’est ! fit Salvador d’un air entendu, impayable chez un aussi petit homme. On appelle ça un abcès ! Mon frère aîné, Dominique, en a eu un cet été à son retour de Chine… Le médecin de Saint-Jean-de-Luz l’a soigné…

— Nous sommes trop pauvres, nous, pour payer le médecin, fit Gracieuse tristement. Alors j’ai pensé à toi et je suis venue te chercher… On dit comme ça, dans le pays, que tu as le pouvoir de guérir !… »

Le gamin se redressa fièrement :

« Je ne suis pas un Salvador pour rien ! répondit-il. Partons tout de suite !… »

Et, sans se préoccuper de la nuit qui tombait rapidement, du ciel qui devenait de plus en plus menaçant, les deux enfants dégringolèrent en courant la ruelle caillouteuse qui aboutissait au quai, à l’embouchure même de la rivière.

Ils prirent alors la route du Socoa, sorte de corniche, taillée de main d’homme dans le coteau, sur laquelle la mer s’acharne, pendant l’hiver, avec une véritable furie.

Ils marchaient, courbés en deux, pour mieux résister au vent qui soulevait des tourbillons de poussière. Les roulements du tonnerre se rapprochaient : des éclairs illuminaient l’horizon, tantôt comme des zigzags flamboyants ou des jets d’or liquide, tantôt comme des feux de Bengale monstres.

À mi-chemin, le vent devint si fort que les enfants durent renoncer à aller plus loin…

« Si nous nous réfugiions là, » proposa Salvador, en indiquant sur le revers du coteau une petite hutte de feuillage, qui, pendant l’hiver, servait d’abri aux douaniers.

Gracieuse fut obligée de dire oui, bien que cela l’ennuyât fort de s’attarder ; mais le moyen de faire autrement !…

« Cette pauvre maman ! dit-elle, une fois qu’elle fut entrée dans la cabane. Elle dormait quand je suis partie… Pourvu qu’elle ne se réveille pas !… Que dirait-elle en ne me trouvant plus auprès d’elle ?…