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ANDRÉ LAURIE

par vaux, dans la direction du sud, s’arrêtant à peine pour laisser souffler les chevaux, mangeant peu, ne dormant guère, mais soutenue par une inflexible résolution. Aucun incident notable ne variait d’ailleurs la monotonie de la poursuite. Le pays était désert. À perte de vue, le Veldt étalait sa plaine silencieuse. Si, de loin en loin, une ferme se montrait, elle était abandonnée et vide d’habitants. Sans que la guerre eût encore, à proprement parler, passé par là, on la sentait voisine.

Au matin du cinquième jour, comme les voyageurs, épuisés de fatigue et de privations, commençaient à se rendre compte que cette poursuite effrénée et sans résultat pratique ne pourrait plus se continuer longtemps, des signes variés montrèrent qu’on approchait d’un centre populeux. Les ornières tracées par de lourds chariots à bœufs marquaient plus nettement la route. Des débris nombreux : bouteilles, boîtes de fer-blanc, biscuits avariés, lambeaux de vêtements rendaient témoignage des êtres humains qui les avaient laissés en route. Martial Hardouin estimait que la ville de Boulouwayo, vers laquelle s’orientait le chemin du sud, ne devait plus être loin et que peut-être on pourrait l’apercevoir du haut d’une colline isolée qui se dressait vers l’ouest.

Comme la petite troupe arrivait au pied de cette colline, elle fut soudain arrêtée, au détour d’un bouquet d’arbres, par un brusque commandement : « Halte !… Les mains en l’air !… » et presque aussitôt cernée par une vingtaine de cavaliers montés sur des poneys indigènes.

Ces cavaliers portaient le feutre retroussé, les grosses bottes, le baudrier à cartouches et la carabine de l’armée du Transvaal.

« Qui êtes-vous ?… Où allez-vous ainsi ? » demandait le chef, un robuste gaillard barbu jusqu’aux yeux et qui, pour tout insigne de sa qualité, avait un bout de galon tricolore sur la manche.

Martial Hardouin se nomma, nomma Le Guen et les dames, indiquant Boulouwayo comme le but de son voyage.

« Ordre de vous amener au lagger », répliqua l’officier en tournant bride et dirigeant son cheval vers la colline longée par la route.

Vingt minutes de montée suffirent à la faire escalader à toute la troupe. En dépassant un éperon rocheux, les voyageurs découvrirent un camp formé de huttes en terre entourées par des wagons dételés. Et, comme ils s’en rapprochaient, une forme colossale et familière apparut à leurs yeux : celle d’un éléphant.

Non pas d’un éléphant quelconque, mais d’un ami, qui dressait sa trompe sur le ciel bleu, exhalait un cri d’allégresse et, par des signes non équivoques, leur envoyait son salut cordial.

« Goliath !… C’est Goliath !… » s’écria Colette.

Et, presque au même instant, à deux pas du colosse, elle aperçut dans l’herbe une fillette qui tendait vers elle ses petits bras nus.

« Tottie !… ma Tottie !… C’est toi que je retrouve !… » bégaya la jeune mère en se jetant d’un bond sur le sol, pour courir vers l’enfant, la serrer contre son cœur et la couvrir de baisers…

Mais la joie était trop vive et le bonheur trop inattendu. La pauvre Colette n’eut pas la force de les soutenir. Elle perdit connaissance et s’abattit sur le gazon.

On s’empressa autour d’elle ; on lui baigna d’eau fraîche les tempes et les mains ; on la transporta dans une hutte voisine, sans la séparer du bébé qui riait et pleurait sur son sein. Quelle ne fut pas la surprise réciproque des nouveaux venus et de leurs hôtes, quand, au sortir de ce moment d’émoi, on reconnut, parmi les dames accourues pour donner secours à l’étrangère, dame Gudule en personne, et Nicole, et Lucinde !…

Puis, ce furent Agrippa Mauvilain, et l’aîné, et Cadet et les autres, qui parurent… Et derrière eux, enfin, une autre figure bien chère et bien heureuse aussi, celle du bon Weber, pressant sa fille contre sa poitrine…

On se serra les mains, on s’embrassa, on se congratula dans une tempête de bonheur