Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/3

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
2
JULES VERNE

péennes finiront par s’être partagé l’Afrique, si les choses continuent — soit une superficie qui couvre près de trois milliards d’hectares !… Les Américains les abandonneront-ils en totalité aux Anglais, aux Allemands, aux Hollandais, aux Portugais, aux Français, aux Italiens, aux Espagnols, aux Belges ?…

— Les Américains n’en ont que faire — pas plus que les Russes, répliqua John Cort, et pour la même raison…

— Laquelle ?…

— C’est qu’il est inutile de se fatiguer les jambes lorsqu’il suffit d’étendre le bras…

— Bon ! mon cher John, le gouvernement fédéral réclamera, un jour ou l’autre, sa part du gâteau africain… Il y a un Congo français, un Congo belge, un Congo allemand, sans compter le Congo indépendant qui n’attend que l’occasion de sacrifier son indépendance !… Et tout ce pays que nous venons de parcourir depuis trois mois…

— En curieux, en simples curieux, Max, non en conquérants !

— La différence n’est pas considérable, digne citoyen des États-Unis, déclara Max Huber. Je le répéte, en cette partie de l’Afrique, l’Union pourrait se tailler une colonie superbe !… On trouve là des territoires fertiles qui ne demandent qu’à utiliser leur fertilité, sous l’influence d’une irrigation généreuse dont la nature a fait tous les frais. Ils possèdent un réseau liquide qui ne tarit jamais.

— Même avec cette abominable chaleur, répondit John Cort, en épongeant son front calciné par le soleil tropical.

— Bah ! nous n’y prenons plus garde ! s’écria Max Huber. Est-ce que nous ne sommes pas acclimatés, je dirai négrifiés, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, cher ami !… Nous sommes en mars seulement, et parlez-moi des températures de juillet, d’août, lorsque les rayons solaires vous percent la peau comme des vrilles de feu !…

— N’importe, Max, nous aurons quelque peine à devenir Pahouins ou Zanzibarites, avec notre légère épiderme de Français et d’Américains ! J’en conviens, cependant, nous allons achever une belle et intéressante campagne que la bonne fortune a favorisée… Mais il me tarde d’être de retour à Libreville et de retrouver dans nos factoreries un peu de cette tranquillité, de ce repos qui est bien dû à des voyageurs après les trois mois d’un tel voyage…

— D’accord, répondit Max Huber, cette aventureuse expédition a présenté quelque intérêt. Pourtant, l’avouerai-je, elle ne m’a pas donné tout ce que j’en attendais…

— Comment, Max, plusieurs centaines de milles à travers un pays inconnu, pas mal de dangers affrontés au milieu de tribus peu accueillantes, des coups de feu échangés à l’occasion contre des coups de sagaies et des volées de flèches, des chasses que le lion numide et la panthère lybienne ont daigné honorer de leur présence, des hécatombes d’éléphants faites au profit de notre chef Urdax, une récolte d’ivoire de premier choix qui suffirait à fournir de touches les pianos du monde entier !… Et vous ne vous déclarez pas satisfait…

— Oui et non, John. Tout cela, c’est le menu ordinaire des explorateurs de l’Afrique centrale… C’est ce que le lecteur rencontre dans les récits des Barth, des Burton, des Speke, des Grant, des du Chaillu, des Livingstone, des Stanley, des Serpa Pinto, des Anderson, des Cameron, des Mage, des Brazza, des Gallieni, des Dibowsky, des Lejean, des Massari, des Wissemann, des Buonfanti, des Maistre… »

Le choc de l’avant-train du chariot contre une grosse pierre coupa net la nomenclature des conquérants africains que déroulai Max Huber. Aussi John Cort profita-t-il de l’arrêt pour lui dire :

« Alors vous comptiez trouver autre chose au cours de notre voyage ?…

— Oui, mon cher John.

— De l’imprévu ?…

— Mieux que de l’imprévu, lequel, je le reconnais volontiers, ne nous a pas fait défaut…

— De l’extraordinaire ?…

— C’est le mot, mon ami, et, pas une fois, pas une seule, je n’ai eu l’occasion de la jeter