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COLETTE EN RHODESIA

le palladium de la famille, le fil de sa continuité, son état civil et sa loi tout ensemble ; et jamais, de mémoire de Mauvilain, on n’a pris le repas de midi sans le faire précéder d’une lecture analogue à celle qui vient de finir.

Une fois ce rite accompli, chacun vient s’asseoir à la table rustique où dame Gudule a posé la soupe fumante. C’était une belle tablée. Six ans auparavant, quand M. Masseyavait pour la première fois rencontré Agrippa Mauvilain, celui-ci lui dit non sans orgueil le nombre de ses enfants : une bonne douzaine !

Aujourd’hui, ce chiffre s’était augmenté de deux unités. Le petit Benjamin, naguère un peu souffreteux, rendu à la santé par les soins du docteur Lhomond, est maintenant un jeune luron aux joues roses et rebondies, aux yeux gris, digne en tous points de ses aînés, c’est-à-dire grand pour son âge, sain de corps, intelligent, brave garçon, déjà très patriote, et, sauf pour une certaine lourdeur de traits, plus ou moins marquée chez tous les membres de la famille, portant comme eux les signes d’une belle et forte race. Il est à la gauche de la maman, assise elle-même en face de son mari, et ayant à sa droite Gros-René. Puis viennent, par rang d’âge, Jacqueline et Gauthier, Dorine et Thibaut, Baptiste et Madelon, Lucinde et Nicole, et enfin les deux aînés, Agrippa et Cadet, aujourd’hui des hommes qui, en raison de leur dignité, occupent la place d’honneur (la droite et la gauche du père), tandis que les deux derniers, âgés respectivement de huit mois et de deux ans, n’ont encore ni place à table ni appellation bien définie.

Dame Gudule, douce figure casquée d’or selon la mode hollandaise, montre encore, malgré l’âge et les fatigues, des traits d’une rare beauté qu’elle a légués intacts à plusieurs de ses enfants, notamment à Nicole. Agrippa Mauvilain est plutôt remarquable, lui, par la force que par la beauté. Grand, gros, presque obèse, et cependant athlétique ; de vastes joues, de fortes mâchoires et un menton extraordinairement matériel, le tout corrigé par un front d’enthousiaste et une paire d’yeux gris splendides d’intelligence, de foi, de courage et de bonté ; un coutelas passé à la ceinture, la cartouchière à l’épaule, le fusil tout chargé appuyé à sa chaise, c’est le type accompli du Boer, grand chasseur, grand mangeur, grand amateur d’homélies et de sermons, autocrate absolu chez lui, fanatique de religion et d’indépendance : pour le reste, doux et simple comme un enfant.

Tout ce monde mange en silence, car, à la table d’Agrippa, personne, sauf dame Gudule, n’oserait élever la voix sans être interrogé. Chacun est d’ailleurs amplement occupé à vider son assiette avec un entrain qui fait plaisir à voir, en même temps qu’avec méthode et propreté. Il est parfaitement évident qu’on se trouve là en face d’un lambeau de tradition du grand siècle ; non seulement les Mauvilain, du plus âgé au plus petit, montrent beaucoup de dignité et de convenance à table, mais ils prennent tous leur nourriture de la même manière, signe certain que cette manière a été enseignée ; signe probable qu’elle a été héritée des ancêtres. Et il en est ainsi, en effet. Agrippa ne se pique nullement d’être un novateur ; s’il aime l’indépendance rationnelle, il a horreur de tout dérèglement, de tout oubli des saines traditions ; et il ne se passe guère de jour qu’on ne lui entende dire, d’un accent grave et convaincu :

« Mon pauvre père faisait ainsi !… »

Cela tranche toutes les difficultés, décide des questions les plus épineuses, comme de celles de tous les jours. Il peut y avoir, certes, de l’excès et de l’étroitesse dans une pareille méthode, mais une discipline même surannée vaut mieux que pas de discipline du tout ; aussi est-il impossible de ne pas admirer la belle tenue de ce petit bataillon, rustique et illettré peut-être, mais pénétré des grands principes de devoir, d’obéissance, de respect des autres et de soi qui font les vrais citoyens et maintiennent étroitement le faisceau des sociétés.

Le père parle d’une voix lente :

« Lucinde, as-tu fini de fondre ces balles ?

— Oui ! père, répond une charmante blon-