Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/327

La bibliothèque libre.
Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

326

JULES VERNE

qu’ils ressentaient les effets de la musique, mais parce qu’ils mettaient eux-mêmes cet art en pratiqee. Deux heures se passèrent ainsi, à l’extrême impatience de Max lluber. Ce qui l’enrageait, c’est que Sa Majesté Mselo-Tala-Tala ne dai­ gnait pas sc déranger pour recevoir l’hom­ mage de ses sujets. Cependant la fête continuait avec redou­ blement de cris et de danses. Les boissons provoquaient aux violences de l’ivresse, et c’était à se demander quelles scènes de désordre menaçaient de s’ensuivre, lorsque soudain, le tumulte prit fin. Chacun se calma, s’accroupit, s’immobilisa. Un silence absolu succéda aux bruyantes démonstrations, au fracas assourdissant des tams-tams, au sifflet suraigu des flûtes. A ce moment, la porte de la demeure royale s’ouvrit, et les guerriers formèrent la haie de chaque côté. « Enfin ! dit Max Huber, nous allons donc le voir, ce souverain de sylvestres ! » Ce ne fut point Sa Majesté qui sortit de la case. Une sorte de meuble, recouvert d’un tapis de feuillage, fut apporté au milieu de la place. Et quelle fut la bien naturelle sur­ prise des deux amis, lorsqu’ils reconnurent dans ce meuble un vulgaire orgue de Barba­ rie !...Très probablement,cet instrumen t sacré ne figurait que dans les grandes cérémonies de Ngala, et les Wagddis en écoutaient sans doute les airs plus ou moins variés avec un ravissement de dilcttanli ! « Mais c’est l’orgue du docteur Johausen... dit John Cort. — Ce ne peut être que cette mécanique antédiluvienne, répliqua Max Huber. Et à pré­ sent je m’explique comment, dans la nuit de notre arrivée sous le village de Ngala, j’ai eu la vague impression d’entendre l’impitoyable valse du FreyscAüfz au-dessus de ma tète ! — Et vous ne nous avez rien dit de cela, Max ?... — J’ai cru que j’avais rêvé, John. — Quant à cet orgue, ajouta John Cort, ce sont certainement les Wagddis qui l’ont rap­ porté de la case du docteur...

— Et après avoir mis à mal ce pauvre homme ! » ajouta Max Huber. Un superbe Wagddi — ce devait être le chef d’orchestre de l’endroit — vint se poser de­ vant l’instrument et commença à tourner la manivelle. Aussitôt la valse en question, à laquelle manquaient bien quelques notes, de se dévi­ der, au très réel plaisir de l’assistance. C’était un concert qui succédait aux exercices chorégraphiques. Les auditeurs l’écoutèrent en hochant la tête — à contre-mesure, il est vrai. —De fait, il ne semblait pas qu’ils subis­ sent cette impression giratoire qu’une valse communique aux civilisés de l’ancien et du nouveau monde. Et, gravement, comme pénétré de l’impor­ tance de ses fonctions, le Wagddi manœuvrait toujours sa boîte à musique. Mais, à Ngala, savait-on que l’orgue ren-’ fermât d’autres airs ?... C’est ce que sc de­ mandait John Cort. En effet, le hasard n’aurait pu faire découvrir à ces primitifs par quel procédé, en poussant un bouton, on rempla­ çait le motif de Weber par un autre. Quoi qu’il en soit, après une demi-heure consacrée à la valse du Freyschütz, voici que l’exécutant poussa un ressort latéral, ainsi que l’eût fait un joueur des rues de l’instrument suspendu à sa bretelle. « Ah ! par exemple... c’esttrop fort,cela !... » s’écria Max Huber. Trop fort, en vérité, à moins que quelqu’un n’eût appris à ces sylvestres le secret du mécanisme, et comment on pouvait tirer de ce meuble barbaresque toutes les mélodies ren­ fermées dans son sein !... Puis la manivelle se remit aussitôt en mou­ vement. Et alors à l’air allemand succéda un air français, l’un des plus populaires, la plaintive chanson de la Grâce de Dieu. On connaître « chef-d’œuvre » de Loïsa Puget. On sait que le couplet se déroule en la mineur pendant seize mesures, et que le refrain reprend en la majeur, suivant toutes les traditions de l’art à cette époque. « Ah ! le malheureux !... Ah ! le misérable !...