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ORGUEIL N’EST PAS AMOUR-PROPRE

tenu, ma mère surtout n’ayant pas voulu lever le fatal veto. Je partais le matin avec mon père, qui se rendait à ses affaires, et me voyais « cueilli » à l’arrivée du train par la voiture des petits, que je comparais non sans désespoir à une voiture cellulaire.

Patauger dans la boue, l’hiver ; être grillé par le soleil, l’été ; mais pouvoir circuler au milieu des voitures, seul, comme ces hommes affairés qui couraient de tous côtés ! Voilà ce que j’ambitionnais.

Quant à nos promenades du dimanche, qui étaient une de mes plus grandes distractions, elles se faisaient en voiture souvent, à cheval quelquefois, mais toujours en famille ; je n’étais guère à plaindre. Eh bien ! j’aurais cédé ma place, mille fois, pour courir librement comme ces enfants que nous croisions.

Être son maître, son seul arbitre ! Voilà qui représentait pour moi le comble du bonheur !

Or, certain dimanche de mai, je ne m’arrêtai pas à ces réflexions, pleines de philosophie, car cette mémorable journée devait donner entière satisfaction à mon orgueil (ne lisez pas amour-propre), en réalisant mon rêve le plus cher.

Un frère parmi vous me comprendra-t-il ? Avoir une bicyclette et sortir enfin seul ! Qu’elle était jolie ma légère machine ! avec ses fins rayons et ses pneux gonflés ! Plus heureux que la « Fortune » qui s’aventure à travers le monde sur une seule roue, un épais bandeau la rendant aveugle, je pourrais, comme elle, courir, et je comptais sur mes deux yeux bien ouverts pour admirer davantage les pays lointains que j’allais traverser.

Tout de suite je lui donnai un nom, approprié s’il en fut : « Désirée », ce qui me semblait devoir exprimer clairement ma longue attente. Et ce n’était pas tout ; comme chacun sait à quel point il est difficile au cavalier, monter sur cette rapide machine, de suivre le train « de tortue » que mène une voiture, serait-elle lancée au galop (c’est du moins ce que je disais), j’avais obtenu la permission de faire seul mes premiers exploits en pleine campagne ; car, jusqu’ici, il m’avait fallu me contenter de la fastidieuse monotonie d’une piste. Inutile de dire mon bonheur !

Pourtant un certain trouble me prit en voyant, dans le tendre regard de ma mère, un peu de tristesse. Cette première sortie n’est-elle pas le début d’une existence nouvelle qui fera de l’enfant un homme que les circonstances éloigneront peut-être du cher nid familial ? Mais le jeune oiseau, qui, échappé du nid, saute de branche en branche, songe-t-il que l’hiver viendra ? Moi, j’étais pareil !

L’itinéraire fut arrêté et il me fallut promettre (encore la servitude !) de ne pas m’en écarter, promenade des plus agréables, du reste : la forêt, coupée par de très courtes plaines, et toujours une belle route, avec juste ce qu’il fallait de côtes à monter pour avoir le plaisir de redescendre ; au total une dizaine de kilomètres. Qu’est-ce en bicyclette !

Que le déjeuner me parut long ! Je n’y touchai guère à ce menu doublement soigné en mon honneur ! Puis il fallut attendre un peu ; et, quoique cette précaution hygiénique me contrariât fort, je chérissais encore plus ma chère maman pour ces preuves incessantes de tendresse, qui s’étendent sur l’enfance comme l’aile d’un ange gardien. Enfin ! la grille s’ouvre ! Est-ce dont la voiture familiale qui va sortir ? Non, mais bien un élégant « sportsman » en costume dégagé, qui s’élance à la conquête de la liberté.

Sur le perron, mes parents regardent mes exploits ; dans les yeux de maman il me semble bien voir quelque chose qui brille comme une larme ; mais je vais si vite ! peut-être me suis-je trompé ! Quant à Catherine et à Nicolas, qui m’ont vu naître et qui me considèrent comme un demi-dieu, c’est de l’extase.

Me voici dehors.

Non, jamais je n’oublierai le délicieux vertige que me causa le début de cette course folle. Je comprenais la joie de l’hirondelle qui va droit devant elle, avec, sans doute, l’impression exquise que je ressentais ; et (dans mon allégresse, j’étais indulgent) j’excusais presque l’orgueilleuse tentative d’Icare. Hum !