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J. DAIGRET

Icare ! en ce moment n’était-il pas un peu mon frère ? Espérons une fin moins tragique !

Pourtant, quelque raison me revint et m’avertit que, d’un train pareil, mes 10 kilomètres seraient parcourus en un instant. La chaleur, d’ailleurs, devenait très forte ; le mois de mai a souvent de ces journées dont la température rivalise avec celle de juillet ; et, malgré le sentiment tout nouveau qui m’enivrait, je ne pouvais rester indifférent à tout ce qui m’environnait. J’ai su, très jeune, voir les merveilleuses beautés que la nature offre à tout moment, en toute saison, à ceux qui l’aiment, et ces spectacles sans rivaux ont toujours fait une grande impression sur mon imagination d’enfant. La forêt m’entourait de son ombre légère. Les jardins, déjà, sont tout fouillés que les essences forestières, plus tardives, ne répandent encore qu’une sorte de grand voile, léger comme une gaze délicate.

Le soleil, en caressant ces innombrables bourgeons, répandait une lumière adoucie. Sous les futaies splendides, une demi-ombre pleine de mystères me rappelait (ceci est méritoire, je pense) un souvenir historique, et me reportait à ces cérémonies mystiques, où les Druides, en vêtements blancs, coupaient, à l’aide de leurs faucilles d’or, le gui sacré. Ces prêtres ont-ils promené ici leurs longues théories ? peut-être ; mais les chênes séculaires ne protègent plus, contre les rayons ardents, qu’une armée gambadante de lapins, et, si les feuilles accumulées par les automnes frémissent sous le passage d’un être vivant, ce n’est plus aujourd’hui que le pas furtif d’un chevreuil qui vient troubler cette paisible solitude.

Il se dégageait de cet endroit un charme si puissant, un calme si profond, que je décidai de m’y reposer. Couché au pied d’un arbre, et Désirée doucement appuyée à un jeune hêtre voisin, en face de moi, je détaillai une fois de plus avec complaisance sa légère et svelte silhouette ; je ne suis pas bien sûr que je ne lui parlai pas un peu, même ! N’était-ce pas pour l’instant ma seule compagne ? et la joie partagée ne semble-t-elle pas meilleure ?

Sur la route, des voitures passaient ; des bicyclistes aussi se suivaient, s’arrêtant parfois pour consulter une carte, ou simplement pour causer.

Pour la première fois, depuis mon heureux départ, je m’avisai que la solitude, au fond, n’a rien de bien séduisant. J’étais mon maître, j’agissais à ma guise, mais je n’aurais pas été fâché, c’est certain, de faire part à quelqu’un, plus capable de les comprendre que Désirée, de mes riantes pensées… Riantes ! étaient-elles si joyeuses, au fait, mes réflexions ? J’étais seul au milieu des grands bois, et, tout à coup, je songeai à la responsabilité qui m’incombait ; je m’aperçus alors combien la tendre prévoyance des parents, qui nous enveloppe sans que nous le comprenions bien, nous rend insouciants, et nous laisse pleinement jouir de l’heure présente… Voyons, voyons ! ma très jeune indépendance commencerait-elle à me peser ? Allons donc ! c’est plutôt l’effet de la chaleur, vraiment lourde, qui m’engourdit. Vite, en selle ! Une bonne course sur cette route unie qui se perd dans le vaporeux horizon, et semble faite à souhait pour un novice. Un kilomètre plus loin, environ, elle tourne brusquement à droite, et traverse, avant de rejoindre à nouveau la forêt, une petite plaine cultivée où les blés encore ras font l’effet d’un moelleux tapis d’Aubusson s’étendant au loin.

Là une vilaine surprise m’attendait : le ciel, si pur tout à l’heure, avait revêtu, du côté de l’ouest, une teinte noire ; le soleil commençait à pâlir visiblement, répandant sur toute la campagne une lumière blafarde, qui ne m’était que trop connue ; pas le moindre souffle n’agitait les grands poiriers fleuris dont l’immense bouquet se détachait tout blanc sur le fond tragique de l’horizon ; leurs fleurs épanouies communiquaient à l’air brûlant un violent parfum d’amande. Ayant toujours habité la campagne, je suis accoutumé à tous les phénomènes naturels ; je n’ai donc pas une crainte exagérée de l’orage ; pourtant la prudence me disait qu’il ne ferait pas bon