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ORGUEIL N’EST PAS AMOUR-PROPRE

courir la forêt dans quelques instants. Que de fois, au cours de nos promenades, pareille aventure ne nous avait-elle pas assaillis ; mais, quelle différence alors ! protégé par l’expérience des miens, cela m’était presque un plaisir que ces grosses ondées qui, brûlantes, tombaient en larges gouttes, et, s’amassant (l’union fait la force), se donnaient des airs de cascades des Alpes, en roulant de nos parapluies sur les coussins. On pressait un peu l’allure des chevaux ; et c’étaient des rires sans fin à chaque nouveau ruisseau qui, détourné de nos légers abris, se précipitait dans mon cou. Si la chose devenait plus sérieuse, la première ferme rencontrée nous servait d’asile. Alors, tandis que l’averse tombait, que le tonnerre et le vent faisaient rage, j’allais visiter l’étable, les écuries bien tenues, causant avec le garçon préposé au soin des bêtes, m’intéressant à cette bonne vie rustique et laborieuse, si différente de celle du travail des villes. Puis, l’ondée passée, nous repartions ; la campagne rafraîchie par la pluie bienfaisante embaumait ; les oiseaux, rendus silencieux pendant l’orage, reprenaient leurs chants ; la vie revenait plus intense que jamais.

Aujourd’hui il ne fallait songer à rien de tout cela. Je savais que je ne quitterais cette petite plaine que pour rentrer dans la forêt, où nulle habitation ne se rencontrait ; de plus, je ne pouvais attendre, songeant à l’affreuse inquiétude de ma mère, et au tourment de mon père, qui, la chose était probable, devaient se reprocher d’avoir autorisé pareille escapade. Aussi, loin de m’arrêter, mon allure augmentait sans cesse. Hélas ! dépasser l’orage, même à bicyclette ! quelle folie ! Déjà un roulement continu grondait au loin ; je filais. Où était le délicieux vertige ressenti au départ ! Une douloureuse oppression le remplaçait ; jamais l’orage ne m’avait paru si écrasant !

Jusqu’ici j’avais beaucoup plus de… peur que de mal. Hélas ! oui. Je dois l’avouer, je m’apercevais à mes dépens qu’il faut, avant de se lancer seul dans la vie, une expérience que je n’avais pas, et qui donne le sang-froid nécessaire pour faire face aux événements futiles ou graves. Encore cela n’était-il que le premier acte ; le second devait être plus mouvementé. Au moment où, quittant la plaine et me retrouvant en forêt, je m’élançais sur une pente assez rapide, à une allure vertigineuse, une rafale vint brutalement m’avertir qu’un pauvre gamin ne tient pas tête à l’orage, et que la rapidité de la course ne peut se soutenir contre un adversaire tel que le vent, qui ployait non seulement les arbustes frêles comme ma modeste personne, mais aussi les grands arbres qui s’élèvent au-dessus.

Je continuais, haletant, affolé, ne songeant à rien autre qu’à courir plus vite ; j’avais un poids sur la poitrine ; j’avançais malgré tout. Mais cela ne pouvait durer. Qu’arriva-t-il ? Une pierre devant moi ? Un mouvement nerveux sur mon guidon ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’avant même de m’en apercevoir, je roulais dans un fossé, peu profond heureusement, en compagnie (triste société, hélas !) de la pauvre Désirée. Je n’y restai pas longtemps, dans ce fossé ; inutile de le dire. Mon premier soin fut de constater comment ma bicyclette avait supporté cette chute inattendue : rien ; pas un de ses fins rayons de faussé ; la trompe d’avertissement, non plus, n’était pas avariée, sa voix résonnait aussi claire. J’avais du bonheur de ce côté. Le cavalier, hélas ! n’en était pas quitte à si bon marché ; je n’avais aucun mal pourtant, l’accident ayant porté uniquement sur l’enveloppe… « artificielle » de ma personne. Chaque chose a un bon côté, c’est de toute évidence ; le fond du fossé, tapissé par une épaisse couche de boue, avait amorti ma dégringolade ; en revanche, mon joli costume neuf, si frais le matin… dame ! Comment vous y seriez-vous pris pour rouler dans un pareil cloaque sans emprunter à ce fond moelleux un… vernis supplémentaire ?

En ce moment, la pluie, redoublant d’intensité, se mit à m’envelopper comme d’un rideau liquide ; impossible, cette fois, d’avancer. Alors, assis sur le rebord du malencontreux précipice, je n’ose l’avouer (encore