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À LA RIVIÈRE

Je ne quittais mon carrosse qu’au bord de ma rivière, qui m’accueillait en chantant.

À gauche, sous les grandes arches du pont du chemin de fer, les laveuses disposaient leurs garde-genoux, leurs battours et leurs piles de linge.

Tout cela se faisait en jasant. Ma rivière ne tardait pas à charrier des flocons d’écume savonneuse ; les chemises, les draps flottaient en formant de gros ballons, et les coups de battour résonnaient, mêlés au tic-tac du moulin voisin.

J’avais aussi mon petit battour avec lequel je ne battais guère que mes doigts.

Très vite lassée, je m’asseyais sur une motte d’herbe, mes pieds nus plongés dans l’eau limpide. Je restais là à guetter les martins-pêcheurs au plumage chatoyant, les libellules : les demoiselles et les messieurs, qui miraient coquettement leurs ailes diaprées.

La mère Girardeau ne me quittait guère de l’œil. Les draps en souffraient bien un peu, mais, tout intéressée qu’elle fût, tante Claudie préférait ce malheur à ma perte.

À dix heures, les servantes Morette et Babette venaient apporter aux laveuses le gros quignon de pain beurré dans lequel toutes ces robustes travailleuses mordaient à belles dents.

Le soir venu, elles remportaient le linge lavé sur les brouettes alourdies où les draps roulés en torsade s’égouttaient tout le long du chemin.

Lessives de tante Claudie, quelles bonnes heures vous m’avez fait passer !

Encore aujourd’hui, votre souvenir me revient en odorantes bouffées où l’haleine fraîche de ma rivière, parfumée de menthe sauvage, évoque mon enfance heureuse.

La lessive terminée, trois jours étaient consacrés à l’étendage sur les buissons, sur les genêts fleuris, sur la praie, puis au pliage.

Point de rivière, point de plaisir. Ces journées étaient pour moi sans aucun charme.

Que ne me suis-je contentée ainsi !…

Voici ce que j’imaginai un beau jour, dans l’intention de prolonger mon amusement.

J’avais une fille en carton peint, au visage de biscuit, aux yeux d’émail avec une perruque blonde.

Elle possédait un trousseau complet : jupons, chemises, pantalons par douzaines. Jusqu’ici, Morette ou Babette s’étaient chargées de la lessive de ma fille.

Mais ces lessives-là se faisaient dans un baquet avec très peu d’eau et guère de savon.

Je voyais bien que c’était une lessive pour rire.

Cette fois, je voulus une vraie blanchisseuse. Je demandai et obtins que la Girardeau consacrât un après-midi entier au trousseau de ma fille.

Nous partîmes donc, la vieille paysanne et moi, l’une roulant l’autre sur la brouette où la fine toile du trousseau de ma fille avait remplacé le linge peu élégant de tante Claudie.

Nous nous installâmes dans nos garde-genoux et pan… pan… pan… nous remplîmes de bruit la rivière gazouillante.

Les chemisettes gonflées semblaient des corps flottants, des corps de tout petits personnages : des riquelets, comme disait la Girardeau.

J’eus beau salir à mesure ce que la bonne femme lavait, il arriva un moment où tout fut savonné, rincé et tordu.

La rivière chantait sa plus jolie chanson… comment la quitter ?…

La Girardeau me disait qu’il était l’heure de rentrer… Je faisais la sourde oreille. En vain prit-elle entre ses mains rougies et froides mes mains couvertes de mousse blanche… je résistais…

La rivière me tenait et elle me tenait bien. Si bien même que tout à coup, sans que j’aie pu comprendre comment cela s’était produit, poussée sans doute par la main de Dieu qui punit toujours les désobéissants, j’exécutais au fond de l’élément liquide le plus beau plongeon qui se puisse voir.

Ah ! ma rivière ! quel tour vous m’avez joué !…

Baigner nonchalamment ses pieds dans l’eau tiède du courant ou tomber tête première entre les joncs de la rivière, c’est chose fort différente.