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COLETTE EN RHODESIA

l’éternel oubli dans la défaite. Du côté des Boers, pas même une blessure n’était venue attrister la victoire :

« Le Seigneur a secondé notre effort, dit Mauvilain, ôtant son feutre usé. Il nous a prêté l’appui de son bras puissant. Béni soit son saint nom ! Remercions le Très-Haut. Mais que la joie du triomphe n’enfle pas nos cœurs ! Qu’elle ne nous fasse pas oublier la vertu chrétienne entre toutes, la charité. Beaucoup de nos ennemis sont morts ; d’autres appellent nos secours, ne voyons en eux que des frères souffrants. Oublions nos griefs pour un temps, suspendons nos rancunes, apportons aux morts la sépulture, aux vivants ce que nous avons de meilleur ! »

Cela dit, il marche le premier, donnant l’exemple du dévouement qu’il prêche, et tous le suivent. Jusqu’aux petits s’élancent sur ses pas, ne se croyant pas plus dispensés par leur âge des devoirs de l’humanité qu’ils ne chômaient tout à l’heure, quand la bataille faisait rage. Lucinde, Nicole, ont déposé la carabine pour la boite à pansements, et, franchissant d’un pied léger les dernières assises du mamelon, elles descendent dans la plaine, s’approchent sans crainte des malheureux qui gisent là — spectacle terrible ! — les uns raidis par la mort, les autres affreusement mutilés ; d’une main miséricordieuse elles appliquent la gourde aux lèvres desséchées qui demandent à boire, ferment les yeux vitreux, glacés à jamais, laissent retomber les têtes où la vie n’est plus… et leur douce voix encourage, promet prompt secours.

Déjà, en effet, plusieurs voitures d’ambulance, portant la croix de Genève, se sont détachées des lignes anglaises. De l’une de ces voitures une jeune femme s’élance, sans toucher le marchepied, et vient rejoindre les jeunes filles :

« Mon frère !… mon frère !… où est-il ?… implore-t-elle d’une voix de détresse. Nous avons rencontré ses hommes débandés… ils n’ont su rien nous dire… Mon frère !… qui m’apprendra où est mon frère ?… »

Et soudain, reconnaissant Mlle Mauvilain :

« Nicole !… vous ici ?… » Puis, avec un éclair soudain de compréhension : « Vous vous êtes battue !… Ah ! ne me dites pas que vous l’avez tué !… »

Elle l’avait prise par le bras, que sa main serrait comme un étau.

La jeune fille venait de reconnaître lady Théodora Higgins, et, sachant l’amitié tendre qui la liait à son frère, elle s’affligeait, muette, et refoulait sur ses lèvres l’impossible consolation.

Lucinde occupée à opérer un pansement sur une tête fracassée s’était relevée. Elle regarde la jeune Anglaise, qui se tordait les mains, affolée, comme si elle cherchait de son bel œil gris pénétrant à retrouver sur cette physionomie convulsée une ressemblance qui lui échappait :

« Madame ! rappelez votre courage !… dit-elle. Je ne voudrais pas vous faire concevoir une espérance vaine… mais il me semble bien… Comment est votre frère ?

— Grand, mince, blond… s’écria lady Théodora, tremblante de crainte et d’espoir.

— Une ancre tatouée sur la main droite ? ajouta Nicole, plus pratique et presque aussi émue.

— C’est lui-même — ou du moins je l’espère. Madame, il est vivant : il est prés d’ici ; je viens de lui offrir à boire, de remettre provisoirement son bras droit…

— Vous lui avez offert à boire ! s’écria la pauvre jeune femme, prenant Lucinde dans ses bras, la baignant de ses larmes. Il est vivant !… il est blessé !… Vous l’avez secouru !… oh ! chère fille, soyez bénie !… menez-moi bien vite auprès de lui… qui êtes-vous, que jamais je ne vous oublie dans mes prières, articulait-elle, incohérente.

— Lucinde Mauvilain, à votre service, répondait posément la jolie petite huguenote. Il ne paraît pas très grièvement blessé ; veuillez me suivre ; en moins de cinq minutes nous serons prés du talus où il attend la voiture. » Puis, avec une exclamation de joie : « Ah !… voici le docteur Lhomond ! Tout ira bien maintenant… Ayez confiance, madame, car il fait des miracles !… »