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LA GRANDE FORÊT

aux échos de la vieille Libye cette énorme qualification de portentosa Africa due aux blagueurs classiques de l’Antiquité…

— Allons, Max, je vois qu’une âme française est plus difficile à contenter…

— Qu’une âme américaine, mon cher John ?… Je l’avoue, si les souvenirs que vous emportez de notre campagne vous suffisent…

— Amplement, Max.

— Et si vous revenez content…

— Content… surtout d’en revenir !

— Et vous pensez que des lecteurs qui liraient le récit de ce voyage s’écrieraient : « Diable, voilà qui est curieux ! »

— Ils seraient exigeants, s’ils ne le criaient pas !

— Non, John, non !… Ils ne le seraient pas assez…

— Et le seraient, sans doute, riposta John Cort, si nous avions terminé notre expédition dans l’estomac d’un lion ou dans le ventre d’un anthropophage de l’Oubanghi…

— Non, John, non, et, sans aller jusqu’à ce genre de dénouement qui, d’ailleurs, n’est pas dénué d’un certain intérêt pour les lecteurs et même les lectrices, en votre âme et conscience, devant Dieu et devant les hommes, oseriez-vous jurer que nous ayons découvert et observé plus que n’avaient déjà observé et découvert nos devanciers dans l’Afrique centrale ?…

— Non, en effet, Max.

— Eh bien, moi, j’espérais être plus favorisé…

— Gourmand, qui prétend faire une vertu de sa gourmandise ! répliqua John Cort. Pour mon compte, je me déclare repu ; et je n’attendais pas de notre campagne plus qu’elle n’a donné…

— C’est-à-dire rien, John.

— D’ailleurs, Max, le voyage n’est pas encore terminé, et, pendant les cinq ou six semaines que nécessitera le parcours d’ici à Libreville…

— Allons donc ! s’écria Max Huber, un simple cheminement de caravane… le trantran ordinaire des étapes… une promenade en diligence, comme au bon temps…

— Qui sait ?… » répondit John Cort. Cette fois, le chariot s’arrêta pour la halte du soir au bas d’un tertre couronné de cinq ou six beaux arbres, les seuls qui se montraient sur cette vaste plaine, illuminée alors des feux du soleil couchant.

Il était sept heures du soir. Grâce à la brièveté du crépuscule de cette latitude du huitième degré nord, la nuit ne tarderait pas à s’étendre. L’obscurité serait même profonde, car d’épais nuages allaient voiler le rayonnement stellaire, et le croissant de la lune venait de disparaître à l’horizon de l’ouest.

Le chariot, uniquement destiné au transport des voyageurs, ne contenait ni marchandises ni provisions. Que l’on se figure une sorte de wagon disposé sur quatre roues massives, mis en mouvement par un attelage de six bœufs. À la partie antérieure de l’avant-train, s’ouvrait une porte qui donnait accès dans la caisse. Éclairé de petites fenêtres latérales, le wagon se divisait en deux chambres contiguës fermées par des cloisons. Celle du fond était réservée à deux jeunes gens de vingt-cinq à vingt-six ans, l’un américain, John Cort, l’autre français, Max Huber. Celle de l’avant était occupée par un trafiquant portugais nommé Urdax, et par le « foreloper » nommé Khamis. Ce foreloper, — c’est-à-dire l’homme qui ouvre la marche d’une caravane, — était indigène du Cameroun et très entendu à ce difficile métier de guide à travers les brûlants espaces de l’Oubanghi.

Il va de soi que la construction de ce wagon-chariot ne laissait rien à reprendre au point de vue de la solidité. Après les épreuves de cette longue et pénible expédition, sa caisse en bon état, ses roues à peine usées au cercle de la jante, ses essieux ni fendus ni faussés, on eût dit qu’il revenait d’une simple promenade de quinze à vingt lieues, alors que son parcours se chiffrait par plus d’un millier de kilomètres.

Trois mois auparavant, ce véhicule avait quitté Libreville, la capitale du Congo français. De là, en suivant la direction de l’est, il s’était avancé sur les plaines de l’Oubanghi