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ALBERT FERMÉ

n’eût pu délivrer la malheureuse, qui resta enlisée, prisonnière de la vase à perpétuité. » Admirable matière à mettre en vers latins !

Le narrateur est complimenté. On trouve qu’il parle très facilement le français. On le questionne sur divers sujets.

Il est écouté avec curiosité, surtout du sénateur, qui voudrait connaître par lui — à cet âge, on n’est qu’un écho — quels sont les sentiments intimes de la population tunisienne à notre endroit, comment elle apprécie notre œuvre réformatrice.

Les réponses sont très satisfaisantes, de nature même à surprendre les plus optimistes.

Sélim déclare que la marche en avant n’est pas encore assez accentuée, assez vigoureuse.

Il s’exprime avec une animation amusante.

« Il est energetic ! » s’écrie Mrs Odgers.

Alerte ! le caïd Moufok ! Du haut de sa ros sinante, ses longs bras manœuvrent comme un moulin à vent. En selle ! Les buffles ! Taoua !


III


« Quel est le sens précis du mot taoua ? »

Voilà près d’une heure que nous chevauchons, et nous n’avons pas encore entrevu l’ombre d’un buffle, à queue courte ou longue.

La colonne s’est fractionnée en plusieurs groupes. Je suis avec Sélim à l’arrière-garde.

Mlle Delibes ne s’ennuie pas. Elle a reçu une grave confidence. Le chaouch du juge ne lui a-t-il pas raconté qu’à la karaka (bagne) de La Goulette, un de ses cousins traîne le boulet depuis cinq ans, pour avoir commis le crime de tuer un buffle du bey !

La jeune avocate voit là pour elle une superbe cause de début, un gros procès retentissant.

Elle déchantera.

Dans quelques jours, toutes informations prises, elle saura que le chaouch possède, en effet, un cousin au bagne : sur ce point, son récit est exact, mais sur ce point seulement, ledit cousin ayant été très justement condamné pour vol et assassinat, sans l’intervention d’aucune espèce de buffle.

Pif ! paf ! patapaf !

Des coups de fusil là-bas !

Nous y voilà donc !

Nous galopons à travers un bois de tamaris ; nous traversons ensuite des fourrés de lauriers et de roseaux. Soudain nous débouchons en face d’un spectacle inattendu.

Nous sommes sur le bord d’un lac en miniature, une énorme pièce d’eau circulaire d’environ cinq cents mètres de diamètre.

Sur la rive opposée sont arrêtés nos compagnons : ils tirent non sur des buffles, mais sur une nuée noire qui tourbillonne au-dessus du lac.

C’est une bande de foulques, que le caïd et les gardes se sont amusés à faire lever des roseaux, un gibier que je connais pour l’avoir chassé sur l’étang de Bolmon, dans les Bouches-du-Rhône.

Le vol hésite, continue à tournoyer. Sous le feu incessant des chasseurs pleuvent les beaux oiseaux mordorés, comme des fruits mûrs sous un vent d’orage.

Ils se décident enfin à s’éloigner. Leurs grandes ailes déployées, leurs longues pattes pendantes, ils arrivent vers nous.

Nous avons eu le temps de changer nos cartouches : la bande est reçue par une décharge très nourrie.

Affolée, elle rebrousse. Elle s’abat vers le centre du bassin.

Des deux rives, les balles grêlent toujours, impitoyables.

Les pauvres échassiers plongent, nagent entre deux eaux, s’envolent encore, rasent la surface du lac, exécutent de curieux ricochets, quelquefois s’élèvent verticalement comme des fusées.

Nous avons assez de victimes. Une autre scène d’un joli pittoresque nous est offerte.

Un bateau plat conduit par un Arabe, avec une demi-douzaine de chiens, s’est détaché du bord. On voit les chiens sauter du bateau de tous côtés, nager, saisir, rapporter le gibier…

Nous remercions Moufok de cet intermède. Il nous quitte pour aller activer la traque.

Nous reformons la file. De nouveau les