Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

quarts d’heure, les demi-heures s’égrènent interminables.


IV


« Les buffles ? Et s’il n’y en avait pas ? » tinte la belle voix d’or de mistress Odgers.

À cette saillie imprévue, on se regarde effaré.

« Si les gardes n’étaient que des farceurs ? Si l’existence de ces buffles n’était qu’un coup monté, un truc pour escroquer leurs boukoufas aux propriétaires riverains, sous couleur de les protéger ? »

Le juge Ricard argumente, réfute.

Une nouvelle demi-heure blanche s’est écoulée. L’hypothèse lancée par l’Américaine, d’abord jugée inadmissible, s’insinue dans les esprits.

« Il y a eu autrefois des buffles et il n’y en a plus. Les gardes les ont mangés, parbleu ! émet Delibes.

— Aux spahis, grogne Guiche, Moufok était un fricoteur premier numéro ! »

Tout à coup Sélim, qui a l’ouïe aiguisée d’un jeune chacal, arrête son cheval :

« Écoutons ! »

Au bout de quelques instants, arrivent des clameurs lointaines : nous entrevoyons, voltigeant au-dessus des buissons, le burnous bleu.

« Cette fois, ce sont les buffles ; les voyez-vous ? »

Tout le monde les voit, excepté moi. Je distingue enfin un groupe de taches noires mouvantes, filant au fond d’un ravin. Sont-ce bien des buffles ?

Personne n’en doute. On se poste, les fusils en arrêt. Quelques kodaks aussi sont braqués.

Et soudain, à grand bruit, la chasse débouche.

Les buffles ? — C’est une harde de sangliers.

Magnifique compagnie, d’ailleurs : les laies en tête ; puis, je ne sais combien de marcassins ; à l’arrière-garde, ragots et solitaires.

Chacun choisit sa cible et fait feu.

Puis au galop !

Ils ne sauraient aller loin : le ravin se resserre, aboutit à un mur de rocs.

L’arrière-garde de la compagnie se résout à faire tête.

Ils nous chargent avec fureur.

La scène est émouvante.

Guiche a tué un solitaire d’un seul coup : la balle est entrée par l’œil.

Un autre sanglier est tombé sous les coups simultanés de Mlle  Delibes et de Mrs  Odgers.

Starkoff s’amuse avec un ragot : il fait adroitement volter son cheval autour de la bête de plus en plus excitée ; enfin, il ajuste. Subitement surgit un solitaire, qui, d’un coup de boutoir, éventre le cheval.

Nous arrivons : six ou sept coups à bout portant abattent le solitaire, mais le ragot s’est rué sur le jeune Russe qui, tombé sous son cheval, cherche à se dégager.

On voit luire l’éclair d’une arme et l’homme se relève seul. Le ragot a été tué raide par le couteau de chasse enfoncé droit au cœur.

Pendant cette lutte, la harde a disparu. Elle a trouvé une issue secrète, une fissure dans la muraille rocheuse.

Il y aurait à citer encore quelques beaux coups. Le tir de nos personnages officiels n’a pas été à l’honneur de la hiérarchie. Le secrétaire du consul a tué un ragot, le consul n’a eu qu’un marcassin ; l’ancien ministre n’a rien tué du tout.

Ah ! comme j’ai vu luire les yeux de Sélim durant cette bataille !

Tout cela s’est passé en moins de cinq minutes.

Le caïd nous explique que les hommes occupés à traquer les buffles, ayant délogé par hasard ces sangliers, ont pensé que ce gibier valait l’honneur d’une volée de nos balles, mais le rabat a été repris, les buffles ne vont pas tarder.

Un nouveau cheval a été amené à Starkoff. On s’aperçoit alors que le jeune homme est blessé : les défenses du sanglier ont percé sa botte et labouré sa jambe.

Starkoff veut cependant continuer la chasse : le docteur Delibes s’y oppose ; il fait un pansement provisoire et décide que Starkoff retournera avec lui à la chaloupe, où d’autres soins lui seront donnés.