Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/153

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
152
PAUL ROLAND

LA VENGEANCE DU MEUNIER



De père en fils, le Vieux-Moulin appartenait aux Aubron. On naissait meunier dans cette famille, et jamais plus fine mouture ne se vit que celle jaillie d’entre la Diligente et l’Inusable, les deux meules du Vieux-Moulin. Cette bonne machine du temps jadis n’avait que le vent pour moteur.

Perché sur une colline, sa cage grise comme une blouse de « mounet »[1], coiffé aussi crânement de sa calotte à pivot que le maître de son bonnet, ses ailes claquant sec au vent, c’était un joli moulin, j’en réponds.

Du matin au soir, il tournait à toute volée, en bourdonnant plus fort à lui tout seul que mille et mille frelons.

S’il chômait parfois, ce n’était point que le courage ou le grain lui manquât, mais bien plutôt le vent.

Il fallait voir sa mine pimpante, à ce gros mangeur de froment : une guirlande de lierre bien taillée bordait la base de sa construction, laissant pendre dans l’herbe ses festons délicats ; dès le printemps, des trochets de roses pourpres encadraient son étroite et unique petite fenêtre, ouverte comme un œil brillant sur la campagne fleurie. Ce bouquet au côté lui donnait un air de fête.

Le vieux moulin eût égayé une vaste solitude.

Avec son maître, c’était bien pis.

François Aubron, un géant à tête frisée, méritait d’être mounet d’un tel moulin. C’était un excellent homme… enfants et bêtes le savaient et affluaient autour de sa demeure… les premiers chassant toujours les secondes.

Quand arrivait, en se bousculant, la marmaille débraillée, s’envolaient les nuées d’oiseaux en train de fouiller l’herbette pour y dénicher les grains blonds échappés aux sacs du meunier.

Les oies, le grand jars lui-même, déambulaient vers le bas de la colline.

Et les gamins de s’épandre en tous sens et d’appeler :

« Mounet… Mounet… »

Celui-ci tardait-il à se montrer, les enfants formaient une ronde, à distance des grandes ailes rapides, ils sautaient et chantaient :


Meunier, meunier, tu dors,
Ton moulin, ton moulin va trop vite,
Meunier, meunier, tu dors,
Ton moulin, ton moulin va trop fort.


Ron ron ron frrrou… ron ron ron frrrou… faisait le moulin… et les petits ne comprenaient pas que leur vieil ami leur disait :

« C’est bon, c’est bon, amusez-vous… et criez, sautez… moi, je chante la chanson du pain… j’accompagne la danse des grains sous la meule… on ne joue pas toujours… si je m’arrête, qui remplira les huches, vous, peut-être… oui-dà, essayez donc, babillards sans cervelle. »

Et les ron ron ron frrrou… ron ron ron frrou… d’aller leur train, à la barbe de tous ces petits hommes en herbe !

Nicolas finissait toujours par passer dans la lucarne sa tête enfarinée surmontée du bonnet bleu à mèche de coton.

Quelquefois, il descendait jouer un brin avec les marmots, car c’était un joyeux compère que ses vingt-huit ans n’attristaient pas.

La porte du moulin s’ouvrait… une jambe… une autre jambe… puis un buste long à ne plus finir… une tête ronde, en sortaient…

« Aah ! » criaient les gamins.

Ce aah ! ressemblait fort à celui de la foule satisfaite enfin de voir se lever sur la scène d’un théâtre le rideau qu’elle contemple en trépignant depuis quelques minutes.

Le mounet paraissait tout fripé, tout rapetissé par son passage sous l’étroite ouverture ; mais, en se redressant, il grandissait, grandissait, à faire croire qu’il allait monter jusqu’au pignon de son moulin.

S’ébrouant dans un nuage de farine, il se

  1. Meunier.